le Jeudi 12 septembre 2024
le Mercredi 10 juillet 2024 11:00 Rubrique - Le Carrefour des Francophones

Entretien avec Annette Boudreau, chercheuse de renom de la francophonie canadienne

Le journaliste Nazaire Joinville en entrevue avec Annette Boudreau à Moncton.  — Crédit : Nazaire Joinville.
Le journaliste Nazaire Joinville en entrevue avec Annette Boudreau à Moncton.
Crédit : Nazaire Joinville.
Entretien avec Annette Boudreau, chercheuse de renom de la francophonie canadienne
Entretien avec Annette Boudreau, chercheuse de renom de la francophonie canadienne
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NJ : Comment vis-tu ta retraite actuellement?

AB : Je pense que je n’ai jamais autant travaillé depuis que j’ai pris ma retraite. J’écris des textes pour des revues scientifiques, je viens de finir Parler comme du monde, mon dernier ouvrage, et je donne des entrevues, comme avec toi maintenant. 

NJ : Comment as-tu lancé ta carrière en sociolinguistique?

AB : D’abord, j’enseignais des cours de français. Je voyais des étudiants qui refusaient de prendre la parole alors qu’ils étaient très compétents dans leur langue. Cette attitude m’a interpelée et c’est ainsi que mon parcours ou mon cheminement vers la linguistique a commencé. 

NJ : Qu’est-ce qui t’a motivée à travailler sur l’insécurité linguistique au point que tu en es devenue une experte?

AB : Lorsque j’enseignais les cours de français, une collègue de traduction, Lise Dubois et moi avons fait une première recherche sur l’insécurité linguistique auprès des jeunes de 17 et 18 ans provenant de toutes les écoles secondaires francophones au Nouveau-Brunswick. C’était le début d’une grande aventure qui continue aujourd’hui. C’est la première recherche qui a été faite sur cette question en Acadie. 

C’est à partir de cette première recherche que je me suis rendu compte que le sujet de l’insécurité linguistique intéresse les gens en Acadie. J’ai alors réalisé d’autres enquêtes auprès d’autres groupes ceux et celles qui œuvrent dans les associations ou organismes par exemple pour mieux comprendre comment se construit l’identité linguistique et sociale de la francophonie canadienne en milieu minoritaire. Pendant ces recherches, il y a des gens qui nous parlaient spontanément du fait qu’ils se sentaient intimidés de parler devant des gens qui venaient d’ailleurs, attitude caractéristique de l’insécurité linguistique. 

Entretemps, l’Université de Moncton a offert le doctorat en sciences du langage, et c’était le premier doctorat de l’Université de Moncton. Le département d’études françaises a invité des chercheurs d’ailleurs à venir donner des conférences, de la francophonie européenne surtout, et Françoise Gadet, professeure de linguistique à l’Université Nanterre, est venue me voir personnellement et m’a dit : «Annette, vous avez des recherches qui sont intéressantes. Pourquoi vous ne faites pas un doctorat?». Avant de rencontrer Françoise Gadet, je n’avais pas l’intention d’écrire une thèse. J’ai fait le doctorat à Paris, à l’Université de Nanterre sur l’insécurité linguistique. 

NJ : Dans tes recherches, la domination anglaise en Acadie est au centre de tes préoccupations.  Selon toi, qu’est-ce qui renforce la culture acadienne en Acadie, en dépit de cette domination? 

AB : Je pense que, d’abord, il y a l’histoire tragique de la Déportation qui nous a été racontée de génération en génération. À cause de cette histoire, il y a eu une tradition de garder la langue vivante. C’est un discours que j’ai entendu de la part de mes parents constamment. Il y a aussi des institutions comme l’Université de Moncton, l’Université Sainte-Anne et d’autres encore qui valorisent la culture francophone et acadienne. Il y a des artistes, des évènements culturels comme le Congrès mondial acadien et aussi les médias. 

Les médias s’intéressent beaucoup aux recherches produites sur la langue en Acadie. En ce sens, c’est facile pour les chercheurs et les intellectuels d’y intervenir et d’avoir un dialogue avec le public. Avant les années 1960, il y avait aussi la religion catholique, qui cimentait les francophones entre eux. La religion catholique était l’élément le plus important pour conserver la langue; aujourd’hui, c’est différent. Les activités culturelles jouent ce rôle, les organismes et les associations communautaires également, sans compter les politiques gouvernementales mises en place dans certaines provinces pour assurer une place au français. 

NJ : J’ai l’impression que le français est plus répandu dans la sphère publique qu’autrefois. Qu’est-ce que tu en penses? 

AB : Effectivement, le français a investi des domaines dont il était exclu pendant très longtemps. Je pense à des lieux comme les conseils municipaux, les organismes gouvernementaux ou communautaires. Je suis sure qu’on peut en trouver d’autres, mais l’immigration francophone, c’est formidable parce qu’elle multiplie les lieux où le français est utilisé.

NJ : Quels sont les apports de l’immigration francophone?

AB :  L’immigration francophone ouvre les esprits parce que pendant longtemps, l’Acadie était quand même assez repliée sur elle-même. Je ne sais pas s’il y a des recherches dans ce domaine, mais sur le plan de la langue, je trouve que l’immigration francophone joue un rôle fondamental. L’immigration francophone favorise la normalité de la variation. On peut voir que les gens s’expriment de façons différentes – accent différent, lexique différent – et que ces différences sont admises et sont même valorisées. 

Ici au Nouveau-Brunswick il y a une forme de pluralité et une diversité linguistique qui enrichit la francophonie. Je trouve que c’est une occasion unique pour les professeurs dans les salles de classe par exemple; ils peuvent montrer comment la francophonie est plurielle.

NJ : Je sais que tu as mené des recherches à la Baie Sainte-Marie. Qu’est-ce qui t’a le plus marquée dans cette région acadienne?

AB : J’avais travaillé sur les radios communautaires à Moncton à la fin des années 1990 et c’est au tournant des années 2000 que j’ai découvert la radio CIFA, qui était une radio à ce moment-là vraiment dominée par la langue qu’on appelle l’acadjonne. On était un groupe de chercheures, Mélanie LeBlanc, Lise Dubois et moi, et nous avons décidé d’aller creuser la dimension linguistique de la radio CIFA. On a interviewé plusieurs personnes à la Baie Sainte-Marie et Mélanie LeBlanc a fait sa thèse sur la région de la Baie et a publié un très beau livre intitulé Dans l’accent de la Baie : se construire Acadien dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, chez Prise de parole en 2021.   

Par ailleurs, pendant quelque 30 ans à l’Université de Moncton, Annette Boudreau a formé un grand nombre d’étudiant(e)s qui deviennent des professeur(e)s et chercheurs(euses) de renom tant au Canada qu’à l’étranger. À la fin de sa carrière en 2021, un ouvrage a été rédigé en son hommage intitulé Retour en Acadie : penser les langues et la sociolinguistique à partir des marges, Textes en hommage à Annette Boudreau.