Le Canadien Omar Khadr y avait croupi pendant une dizaine d’années avant son rapatriement au Canada et sa libération en 2015. Symbole fort de la «guerre contre la terreur» après les attentats du 11 septembre 2001, la prison de Guantánamo contribue à entacher la réputation des États-Unis.
Mais saviez-vous que cette installation n’occupe qu’un petit coin de la base navale qui l’abrite? «La majeure partie de la base ne ressemble en rien au centre de détention», explique David Vine dans l’introduction de son livre magistral, Base Nation: How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World (traduction, Nation de base : comment les bases militaires américaines à l’étranger nuisent à l’Amérique et au monde), paru en 2015.
«Au lieu de cela, écrit Vine, le paysage présente des lotissements de style suburbain, un terrain de golf et des installations de navigation de plaisance.» Il y a aussi des écoles, des centres d’achat et des restaurants, de sorte que l’on pourrait se croire dans une ville typique du pays de l’oncle Sam.
Pour l’auteur, anthropologue et professeur à l’American University à Washington, c’est l’aspect à peu près ordinaire de la base de Guantánamo qui revêt la plus haute pertinence, soit «comprendre qui nous sommes en tant que pays et comment nous nous situons par rapport au reste du monde».
Comme je l’ai souligné dans la dernière chronique, les États-Unis disposent d’un vaste réseau de plus de 750 installations militaires à travers le monde. Dans un certain nombre de celles-ci se trouvent de «petites Amériques», comme la zone résidentielle de Guantánamo.
La base aérienne de Ramstein, en Allemagne, accueille environ 54 000 militaires et plus de 5400 employés civils américains, qui sont accompagnés d’environ 11 000 membres de leurs familles.
À l’autre bout du globe, les nombreuses bases américaines sur les iles d’Okinawa, au Japon, hébergent environ 25 000 militaires et quelque 11 000 personnes à charge.
Bien évidemment, c’est énorme: un pays à l’extérieur du pays.

Défilé à l’occasion d’une visite du président russe Vladimir Poutine à la base aérienne de Hmeimim en Syrie.
Cependant, ces installations surdimensionnées ne représentent pas le seul modèle. Il y en a de toutes les tailles. Depuis quelques années, la stratégie américaine repose de plus en plus sur un système de «bases opérationnelles avancées». Surnommés «nénuphars», ou «lily pads» en anglais, ces sites ne comportent que le strict nécessaire pour lancer des opérations, et donc pour assoir la présence des États-Unis dans divers pays. Ils sont souvent exploités de façon quasi clandestine.
Comment nous sommes-nous rendus là? Le développement du réseau planétaire des bases militaires peut se retracer en trois grandes étapes.
Dès la fin du 19e siècle, le désir d’appliquer la «doctrine de Monroe», qui insiste sur l’hégémonie des États-Unis dans tout l’hémisphère ouest, allait impulser des visées expansionnistes en Amérique latine. La base de Guantánamo date de cette époque-là, au moment de la guerre hispano-américaine de 1898.
Malgré la forte opposition du gouvernement cubain depuis la révolution communiste de 1959, les États-Unis conservent leur pied à terre sur l’ile et ailleurs aux Antilles. L’affaiblissement de l’empire espagnol allait également permettre l’implantation de la présence des États-Unis dans le Pacifique, surtout à Guam et aux Philippines.
Or, c’est au début de la Seconde Guerre mondiale qu’est né le système que nous connaissons de nos jours. En septembre 1940 le président Franklin Roosevelt signe une entente monumentale avec le Royaume-Uni, dont le but est d’échanger des destroyers américains pour des droits fonciers sur des possessions britanniques, et ce, pour 99 ans. À partir de cet accord, les États-Unis finiront par s’installer un peu partout dans le monde, des Bahamas jusqu’à Diego Garcia, dans l’océan Indien.
Ensuite, les impératifs de la reconstruction de l’Europe et du Japon, puis du contexte de la guerre froide, c’est-à-dire la rivalité avec l’Union soviétique, serviront à justifier l’agrandissement de ce réseau. C’est justement pour ces raisons qu’a été implantée la base de Ramstein. Celle-ci joue un rôle crucial au sein des forces de l’alliance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), créée en 1949.
Les phases ultérieures de la guerre froide dicteront l’adaptation de nouvelles zones prioritaires. Il suffit de penser à la guerre du Viêt-nam (1955-1975), le mieux connu des conflits «par procuration» («proxy wars») entre les États-Unis et le bloc communiste.
L’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, inaugure une nouvelle séquence. Après un rétrécissement initial de la présence états-unienne en Europe, la guerre contre la terreur entrainera un recentrage sur le Moyen-Orient. Plus récemment, depuis la fin de la guerre d’Irak (2003-2011) et le retrait des troupes américaines de l’Afghanistan en 2021, beaucoup de questions se posent sur l’avenir de ce réseau militaire.
Rappelons que la Russie, qui est, avec la Chine, la principale adversaire des États-Unis sur le plan géopolitique, ne possède qu’une douzaine de bases à l’extérieur de ses frontières. Et elle risque désormais d’en perdre en Syrie, point stratégique sur la Méditerranée, à la suite du renversement du régime de Bachar al-Assad, il y a quelques jours.
Les «nénuphars», ou bases opérationnelles avancées, constituent la clé de voute de la nouvelle stratégie. Sur le continent africain, les États-Unis ont réussi à étendre furtivement les sites associés à AFRICOM, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique. Il y a une dizaine d’années, il y avait déjà une soixantaine de postes et de points d’accès dans 34 pays africains.
Que vaut tout cela? C’est un débat qui s’impose de plus en plus, et que David Vine soulève sous plusieurs angles. Ce spécialiste doute fortement de la valeur ajoutée pour la sécurité des États-Unis.
Selon les experts qu’il cite, «les progrès technologiques dans les airs et en mer permettent désormais le déplacement rapide de forces militaires et de puissance directement à partir des États-Unis, ce qui diminue toute valeur stratégique des bases étrangères permanentes».
Il faut aussi compter avec les effets pervers du rôle de «gendarme du monde» que les États-Unis se sont approprié depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces effets comprennent à la fois les contrecoups de l’omniprésence américaine à l’étranger, d’une part, et les impacts sur la société américaine elle-même, d’autre part.
La troisième et dernière chronique sur ce sujet, que vous lirez dans la nouvelle année, permettra d’aborder ces questions tout en faisant le point sur l’actualité récente.