le Mardi 10 décembre 2024
le Jeudi 28 novembre 2024 7:00 Rubrique - Au rythme de notre monde

Le réseau tentaculaire des bases militaires américaines à l’étranger (1ère partie)

Des GI en congé, en visite à la base de Guantánamo, se retrouvent juste à l'intérieur de la porte d'entrée de Cuba.  — PHOTO : Jonathan Monfiletto
Des GI en congé, en visite à la base de Guantánamo, se retrouvent juste à l'intérieur de la porte d'entrée de Cuba.
PHOTO : Jonathan Monfiletto
Si le Grand Dérangement continue de marquer la destinée et l’imaginaire collectif du peuple acadien, l’exil des Chagossiens, natifs de l’archipel des Chagos dans l’océan Indien, a certainement de quoi nous interpeler.
Le réseau tentaculaire des bases militaires américaines à l’étranger (1ère partie)
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Issue d’ouvriers provenant de Madagascar, du Mozambique, d’Inde et de France, installés aux Chagos au 18e siècle, cette communauté créole a été brutalement expulsée dans les années 1960 et 1970. La raison: la convoitise des États-Unis sur l’ile de Diego Garcia, où le Royaume-Uni allait permettre l’installation d’une base navale conjointe.  

La plupart des Chagossiens ont été déplacés vers les Seychelles et vers l’ile Maurice, celle-ci étant devenue indépendante du Royaume-Uni en 1968. Mon ami Umar Timol, écrivain mauricien, dépeint leur sort dans une chronique qu’il vient de signer sur le site web du magazine Jeune Afrique: «Ce fut le début d’un long chemin de misère pour les Chagossiens à Maurice. Certains se suicidèrent, d’autres sombrèrent dans l’alcool. Ils furent relégués au statut de marginaux dans une société mauricienne, qui, dans l’ensemble, faisait peu de cas d’eux.»

Enfin, une lueur d’espoir brille au fond du tunnel pour ces déportés et leurs familles. Le Royaume-Uni a récemment accepté de restituer la quasi-totalité de l’archipel, composé de 58 iles, à la République de Maurice. Les Chagossiens pourront donc rentrer chez eux… sauf à Diego Garcia, qui restera sous l’emprise britannico-américaine.

Le drame des Chagos jette la lumière sur un empire américain qui n’ose dire son nom. Plus grande puissance militaire de la planète – et de loin! – les États-Unis exploitent plus de 750 bases militaires à l’extérieur de leur territoire national. De divers types et tailles, ces bases se trouvent dans au moins 80 pays. C’est un vaste réseau dont les tentacules s’étendent sur toutes les mers et sur tous les continents, de l’Allemagne à l’Australie en passant par le Bahreïn et Cuba… pour ne nommer que quelques pays en A, B et C! 

Le porte-avions de la marine américaine USS Saratoga (CV-60) stationné à la base navale de Diego Garcia, années 1980. 

PHOTO : Domaine public

Les conséquences dévastatrices des installations militaires à l’étranger sur les populations locales font partie des effets néfastes que dénonce David Vine dans son livre, Base Nation: How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World (traduction, Nation de base : comment les bases militaires américaines à l’étranger nuisent à l’Amérique et au monde), paru en 2015. À noter que ma chronique s’inspire largement de cet ouvrage fort éclairant.

Anthropologue et professeur à l’American University à Washington, l’auteur soutient que ce réseau planétaire voué à l’hégémonie américaine suscite des tensions géopolitiques tout en provoquant une antipathie généralisée à l’égard des États-Unis. 

Qui plus est, la volonté acharnée de maintenir ces bases sape également les idéaux démocratiques que le pays de l’oncle Sam clame si haut et si fort. Par exemple, il est avéré que la Défense américaine préfère traiter avec des régimes autoritaires plutôt qu’avec des gouvernements démocratiques, susceptibles, eux, d’être influencés par l’opposition du public à cette présence étrangère.

Bref, c’est un nœud de contradictions. 

Comment cette situation se compare-t-elle avec d’autres puissances? Certes, il y a des défis géopolitiques que les États-Unis souhaitent relever dans un monde multipolaire en pleine mutation. Il suffit de penser à la montée de la Chine, aux visées expansionnistes et à l’invasion russe de l’Ukraine. Y a-t-il d’autres pays qui entretiennent un réseau similaire?

Pas vraiment. La Russie n’a qu’une douzaine de bases militaires à l’extérieur de ses frontières. La plupart d’entre elles sont situées dans les anciennes républiques soviétiques ainsi qu’en Syrie, au Moyen-Orient. D’autres pourront être implantées en Afrique, où les forces russes sont sollicitées par divers gouvernements.

C’est en fait le Royaume-Uni qui possède, derrière les États-Unis, le plus grand nombre d’installations à l’étranger, au nombre de 60. Ce qui n’a rien de surprenant, étant donné le passé colonial de l’Empire britannique sur lequel, disait-on, le soleil ne se couchait jamais.

Viennent ensuite l’Arabie saoudite – 21 bases, concentrées au Yémen et au Djibouti – et, après la Russie, la France qui maintient 5 bases en Afrique.

Pour tout dire, entre les États-Unis et tous les autres pays ensemble, alliés et adversaires confondus, il n’y a pas de commune mesure. 

La volonté de projeter son pouvoir dans toutes les régions du globe fait partie intégrante de la stratégie américaine en matière de défense depuis la Deuxième Guerre mondiale. La création de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), alliance du bloc occidental pendant la guerre froide, n’a fait que renforcer cette approche. Cependant, une telle présence à l’extérieur du pays remonte au siècle précédent, lorsque les États-Unis ont voulu dominer tout l’hémisphère ouest. 

Cette histoire sera explorée davantage dans la prochaine chronique, ainsi que les conséquences de cette implantation massive à travers le monde.

Pour l’instant, soulignons que tout cela coute cher – très, très cher. Selon les estimations de David Vine, la facture annuelle du maintien de ces installations et du personnel militaire à l’étranger reviendrait à environ 72 milliards de dollars, au bas mot, et possiblement à beaucoup plus.  

D’après mes calculs très prudents, le coût total du maintien des bases et du personnel militaire à l’étranger atteint au moins 71,8 milliards de dollars chaque année et pourrait facilement se situer entre 100 et 120 milliards de dollars. «C’est plus que le budget discrétionnaire de chaque agence gouvernementale, à l’exception du ministère de la Défense lui-même. Et ce chiffre n’inclut même pas les dépenses liées aux bases situées dans les zones de guerre à l’étranger.»

Toutefois, le véritable cout se fait sentir sur le plan humain. C’est ce que nous rappelle le texte d’Umar Timol, qui compare l’exil des Chagossiens à la catastrophe infligée aux Palestiniens par l’État d’Israël. Et c’est aussi de cet aspect-là qu’il s’agira dans la suite.