Originaire de Pubnico-Est et l’ainée d’une fratrie de 11 enfants, la jeune femme allait avoir une longue et riche carrière comme infirmière, comme plusieurs de ses compatriotes, et s’établir à Nashua, dans le New Hampshire, avant de retourner à Pubnico plus tard dans la vie.
Sa trajectoire fait partie d’une histoire plus vaste que l’on pourra découvrir grâce à l’exposition Nos tantes font des vagues : expériences migratoires de femmes acadiennes, qui sera lancée pendant le Congrès mondial acadien – et qu’il ne faut pas manquer!
Ici, il s’agira de faire un pas de côté en m’intéressant au navire S.S. Yarmouth qui, après plusieurs années de service entre sa ville éponyme et le port de Boston, connaitra une destinée surprenante.
En 1919, ce bateau à vapeur est acheté par la compagnie Black Star Line, une entreprise qui venait d’être fondée par Marcus Garvey (1887-1940), militant politique jamaïcain et apôtre de la régénération des peuples noirs à l’ère du racisme et du colonialisme. Ainsi, l’histoire de notre région et de la diaspora acadienne recèlent un lien indirect – parmi plusieurs, il faut dire – avec le mouvement panafricain du début du 20e siècle.
Avant d’explorer ce contexte idéologique, remontons le fil du temps jusqu’aux années 1880, quand l’entrepreneur et politicien Loran Ellis Baker (1831-1899), de Yarmouth, songeait à développer davantage le tourisme néo-écossais en améliorant les transports. Premier président du Western Counties Railway Company, Baker fonde la Yarmouth Steamship Company, qui finira par se fondre dans le Dominion Atlantic Railway, en 1885.
Deux ans plus tard, le S.S. Yarmouth sort du chantier de Archibald McMillan et Fils, en Écosse. Long de 67 mètres, le vaisseau assurera la liaison entre la Nouvelle-Écosse et le Massachusetts jusqu’en 1911. Par la suite, elle voyagera entre Digby et Saint-Jean, puis servira à transporter du charbon.
À noter qu’un deuxième vaisseau du même nom sera mis en service à partir de 1927, pour le compte de la Eastern Steamship Company.
Lorsque Black Star Line fait l’acquisition du S.S. Yarmouth, l’étoile de Marcus Garvey était en pleine ascension. En 1914, de retour dans sa Jamaïque natale après avoir voyagé pendant quelques années, il avait fondé une organisation bientôt très influente, Universal Negro Improvement Association and African Communities League (UNIA-ACL, ou UNIA tout court). Le but de l’UNIA consistait à insuffler un élan de fierté aux Noirs de tous les pays et à les inciter à se mobiliser pour leur relèvement collectif.
Orateur hors du commun, Garvey savait électriser les foules, surtout après son installation aux États-Unis en 1916. Comme le souligne l’historien Erik S. McDuffie : «À son apogée, au début des années 1920, l’UNIA revendiquait six-millions de membres dans le monde entier, y compris dans le cœur de l’Amérique et en Afrique de l’Ouest».
Le nationalisme noir prêché par Garvey prônait à la fois l’autosuffisance économique et le rêve d’un éventuel retour en Afrique. (À cet égard, sa vision s’opposait à celle des intégrationnistes afro-américains, qui déploraient le séparatisme racial de l’UNIA.)
Ainsi, la création d’une compagnie de transport maritime répondait aux deux buts. Son nom, qui se traduit par «Ligne de l’étoile noire», faisait allusion à la société britannique White Star Line, l’une des propriétaires du Titanic. D’ailleurs l’étoile noire est devenue un emblème de la libération africaine, notamment au Ghana, dont le drapeau immortalise ce symbole.
Incorporée en juin 1919, la Black Star Steamship Co. avait la mission de «ramener les Afro-Américains dans leur patrie (l’Afrique); transporter les Noirs là où ils le souhaitent sans qu’ils aient à subir des conditions d’hébergement inférieures; et de servir d’instrument pour coordonner les entreprises commerciales noires dans le monde entier dans l’espoir d’une indépendance économique», ainsi que le rappelle l’auteur Milton H. Watson. Sa fondation suscite un grand enthousiasme et de nombreuses contributions financières.
Le S.S. Yarmouth, dont l’achat coute 171 500 $ à la nouvelle compagnie, devait être le fleuron de la flotte de Black Star Line. Son capitaine, Joshua Cockburn, un Bahamien, allait commander un équipage mixte, car la plupart des marins noirs, au nombre limité, préfèrent des contrats plus lucratifs avec d’autres compagnies.
Toujours est-il qu’au départ inaugural du Yarmouth, le 23 novembre 1919, des milliers d’Afro-Américains se rassemblent au quai de la 135e rue de New York, près du quartier de Harlem. Ses destinations : Cuba, Jamaïque et Panama, avec 23 passagers à bord ainsi qu’une cargaison de ciment. Le vaisseau est surnommé le Frederick Douglass d’après le grand abolitionniste du 19e siècle.
Ce premier voyage n’aura rien de facile en raison des manigances des officiers blancs qui, de toute évidence, se livrent à des actes de sabotage. Ce problème se répètera pendant les prochains voyages. Qui plus est, l’entreprise sera affectée par des pratiques de gestion douteuses, ce qui l’empêchera de réaliser des profits malgré l’intérêt des actionnaires et l’engouement populaire pour Black Star Line, tant aux États-Unis qu’aux Antilles.
Au bout du compte, le Yarmouth n’aura qu’une brève carrière dans son nouveau rôle. Néanmoins, partout où il passe, le vaisseau est accueilli par des foules de sympathisants de la cause de Garvey.
L’un de ses officiers noirs, le capitaine Hugh Mulzac, a décrit la scène lors de son arrivée au Panama, en 1920 : «Des milliers de Panaméens ont envahi les quais avec des paniers de fruits, de légumes et de cadeaux. J’étais étonné que le Yarmouth soit devenu un tel symbole pour les citoyens de couleur de tous les pays.»
Forte de ce succès symbolique, Black Star Line lance une campagne de capitalisation dans le but d’étendre ses activités. La compagnie achète d’autres bateaux, mais les nouveaux services qu’elle veut offrir ne sont pas plus rentables que les voyages du Yarmouth, d’autant plus que l’état de ces vaisseaux laisse à désirer. Quant à l’ancien traversier de la ligne Yarmouth-Boston, il succombe à un accident à la fin septembre 1920, après quoi il est vendu afin d’éponger les dettes de l’entreprise.
Aujourd’hui d’une notoriété légendaire, Black Star Line cessera ses activités en 1922, au milieu d’une enquête sur Garvey et ses associés par le gouvernement américain. Condamné pour fraude, le fondateur de l’UNIA est déporté en Jamaïque en 1927. Ce revers ne marque certes pas la fin de ses contributions au militantisme noir, mais c’est là que s’arrête ce chapitre passionnant, quoique controversé, de son histoire.
Donc, en approfondissant vos connaissances sur l’héritage acadien grâce à l’exposition Nos tantes font des vagues, fruit des efforts de nombreuses bénévoles de la Société historique acadienne de la Baie Sainte-Marie, du Musée des Acadiens des Pubnicos et de l’Association Madeleine-LeBlanc, en collaboration avec l’équipe de l’Observatoire Nord/Sud et sous l’égide du grand projet Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord (1640-1940), ayez aussi une pensée pour la diaspora noire, aux rêves et espoirs grands comme l’Atlantique.