Je me suis aventuré là-bas à l’été 2023, accompagné de Cody Donaldson, enseignant, historien communautaire, étudiant de maitrise à l’Université Sainte-Anne et ancien assistant de recherche de la CRÉAcT. (Depuis lors, Cody est devenu romancier jeunesse en signant avec Noé Bourque, Les voyageurs de Par-en-Bas, sorti en juillet dernier. Bravo!)
L’objet de notre voyage était de recueillir de la documentation ainsi que des témoignages sur l’émigration acadienne en Nouvelle-Angleterre – Cody pour son mémoire de maitrise et moi dans le cadre du grand projet, «Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord, 1640-1940».
Faire de la recherche, ça donne faim. Puisque nous nous étions également tracé un itinéraire de lieux pertinents à visiter, il n’était nullement question de passer à côté d’Early Harvest Diner.
«Ce plat-là nous a à peu près sauvés pendant la pandémie», a fait remarquer notre serveuse lorsque nous avons commandé notre repas. Autrement dit, malgré tous les défis et difficultés qu’a subis le secteur de la restauration pendant cette période, la râpure servie dans cet établissement était suffisamment appréciée pour continuer d’attirer une clientèle enthousiaste.
Et Cody et moi, qu’en avons-nous pensé? Ne pouvant que parler pour moi, je tiens à affirmer que la râpure d’Early Harvest Diner, un restaurant à l’ambiance chaleureuse et accueillante, figure parmi les meilleures qu’il m’ait été donné de déguster.
Nous en sommes à notre quatrième et dernière chronique inspirée de l’exposition, «Nos tantes font des vagues: expériences migratoires de femmes acadiennes». Inaugurée pendant le Congrès mondial acadien 2024, l’exposition sera proposée de nouveau au mois de mars prochain, à l’occasion du Mois de l’histoire des femmes, à la Galerie Père-Léger-Comeau sur le campus de Pointe-de-l’Église de l’Université Sainte-Anne.

Parenté en visite des États (Adéline LeBlanc et Hélène LeBlanc Stump) posée avec des bœufs.
L’un de ses volets est justement consacré à la survivance de la râpure chez un certain nombre de familles américaines d’ascendance acadienne et originaires de Clare ou d’Argyle. Car ce mets jouit d’un statut culte, à un point tel que le groupe Facebook «Rappie Pie Rules» compte aujourd’hui plus de 5 000 membres.
Après avoir constaté l’ampleur de ce phénomène, Bernadette (Frotten) Lyle, une Acadienne vivant au Massachusetts, s’est mise à organiser des repas-partage communautaires qui ont attiré jusqu’à plus de 200 personnes de la diaspora. Encouragée par le succès de ces rassemblements, c’est Bernadette qui a convaincu les chefs cuisiniers d’Early Harvest Diner d’apprendre à faire de la râpure et de l’intégrer au menu, malgré les réticences initiales du propriétaire, un Albanais. Et ce plat a fait recette!
En Nouvelle-Angleterre, la langue française a presque disparu chez la population d’origine acadienne, ainsi que d’autres marqueurs de l’identité. Mais il y a des choses qui persistent. Ces aspects de l’héritage de l’expérience migratoire ont beaucoup interpelé ma collaboratrice Carmen d’Entremont, qui s’y penche dans un texte à paraitre bientôt dans l’ouvrage collectif, Repenser l’Acadie dans le monde : études comparées, études transnationales.
Carmen fait observer qu’au sein de familles où la râpure est toujours préparée, les échanges à son sujet «réveillent notamment des souvenirs entourant les méthodes de préparation du plat. Plusieurs individus évoquent d’ailleurs la tâche ambitieuse de râper les patates à la main, qui était généralement une affaire de famille.»
En plus, explique-t-elle, «il est aussi question de la transmission de ce patrimoine culinaire aux enfants et petits-enfants. Quelques parents étaient particulièrement fiers de nous dire que leurs enfants ont appris à faire le pâté à la râpure, ou encore que des membres de la famille non acadiens adorent ce plat. Il semble d’ailleurs que le désir de faire apprécier ce mets traditionnel aux enfants et de transmettre les techniques de préparation est un facteur déterminant de sa persistance.»
Autrement dit, l’engouement nostalgique pour la râpure, si distinctive et si délicieuse à la fois, se rattache à la mémoire familiale qui, elle, reflète une dimension de l’expérience acadienne en diaspora.
Comment cette tradition a-t-elle été perpétuée? Pour beaucoup d’Acadiennes et d’Acadiens du début du 20e siècle, émigrer n’est pas synonyme d’abandonner leur terre d’origine. Loin de là, car le va-et-vient entre la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle-Angleterre fait partie intégrante de la vie courante. La proximité géographique et les services de traversier facilitent les aller-retour. En plus des vacances, les échanges commerciaux et les responsabilités familiales pouvaient stimuler les retours en Nouvelle-Écosse.
Ce mouvement circulaire permettait de maintenir le tissu social des communautés acadiennes d’Argyle et de Clare. Dans un article scientifique auquel j’ai collaboré avec Carmen et Cody pour la revue Recherches sociographiques, nous utilisons le concept de «champ social transnational», emprunté aux chercheuses Peggy Levitt et Nina Glick Schiller, pour décrire ces réalités.
Les immigrants profitaient de ces déplacements pour assister à des noces et des funérailles, pour s’occuper d’un parent malade ou des enfants de leurs proches, et simplement pour passer leurs vacances d’été. Plusieurs Néoécossais se rappellent que «les Américains» arrivaient dans de belles voitures et de beaux vêtements blancs. Les valises et les voitures étaient remplies de linge, de chaussures, de bonbons et même de matériaux de construction.
Les visites coïncidaient avec la cueillette du jardin, la saison des foins, de la pêche ou de la chasse, les réunions et les anniversaires de famille, sans oublier les piqueniques paroissiaux. De plus, un certain nombre de garçons sont venus étudier au Collège Sainte-Anne
Bien sûr, ces voyages et visites favorisaient le maintien de certaines traditions… dont l’amour de la râpure.
Je termine cette série de chroniques sur une note décidément appétissante – et qui vous aura donné le gout, je l’espère bien, de découvrir notre exposition au mois de mars prochain.
Cette chronique a été réalisée par Clint Bruce, Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales, et Carmen d’Entremont, associée de recherche.