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le Vendredi 18 octobre 2024 10:00 Rubrique - Au rythme de notre monde

Partir aux États: expériences migratoires de femmes acadiennes (2ème partie)

Le S.S. Yarmouth au quai de Boston, 1956. — PHOTO : Collection famille Jack Leonard
Le S.S. Yarmouth au quai de Boston, 1956.
PHOTO : Collection famille Jack Leonard
De nos jours, le maintien d’un service de transport maritime entre Yarmouth et Boston ne semble pas chose facile. Il y a un siècle, c’était bien différent. Les bateaux partaient et arrivaient fréquemment et régulièrement. Un certain nombre de leurs passagers – et passagères, bien sûr – originaires de notre province s’en allaient pour s’installer aux États-Unis, ou bien revenaient pour rendre visite à leurs proches.
Partir aux États: expériences migratoires de femmes acadiennes (2ème partie)
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Ce sont ces réalités qu’explore l’exposition «Nos tantes font des vagues : expériences migratoires de femmes acadiennes», dont il s’agissait dans la précédente chronique.

Or, il faut savoir que l’émigration acadienne s’inscrit dans une longue tradition d’échanges avec la Nouvelle-Angleterre, même avant la Déportation. Des historiens comme George A. Rawlyk, Jean Daigle et Neil Boucher ont bien démontré l’importance du commerce entre l’Acadie coloniale et le Massachusetts, commerce qui faisait partie des circuits du monde atlantique. Autrement dit, la «Marique», comme cela se dit parfois, n’était pas un univers totalement étranger, même avant le Grand Dérangement.

Au 19e siècle, plusieurs pêcheurs d’Argyle et de Clare s’installent de façon saisonnière au Massachusetts, près de Boston et de Gloucester. Des femmes s’y rendent aussi pour trouver de l’emploi. Certaines d’entre elles travaillent dans des usines de transformation de morue. À partir des années 1860, c’est la stagnation économique des provinces maritimes, parmi d’autres facteurs, qui incitera de plus en plus d’Acadiennes et d’Acadiens à s’établir «aux États» sur une base permanente.

Les flux migratoires prennent une ampleur considérable des années 1870 jusqu’aux années 1930. Pendant cette période, entre 20 000 et 30 000 émigrés francophones auraient quitté les provinces maritimes. Un bon nombre d’anglophones partent aussi.

Pourquoi s’expatrier? Certes, les migrantes et migrants acadiens qui ont pris le chemin de la Nouvelle-Angleterre étaient attirés par la variété d’emplois. Autant pour les femmes que pour les hommes, c’était aussi l’occasion de devenir plus autonomes et de s’épanouir en vivant de nouvelles expériences. 

Les villes industrialisées de l’État du Massachusetts se présentent comme des destinations de choix, où l’installation était facilitée le plus souvent par la présence de réseaux familiaux déjà établis. 

Qui plus est, l’implantation massive de la diaspora canadienne-française avait créé toute une infrastructure sociale, de langue française et de religion catholique, dans maintes villes et régions de la Nouvelle-Angleterre: paroisses, journaux, associations culturelles, sociétés de bienfaisance et j’en passe.

Alice (d’Eon) Surette, Adèle (LeBlanc) d’Eon et une amie, posées devant le S.S. Yarmouth, vers 1930. 

PHOTO : Centre de recherche PCD

Pour l’élite acadienne et notamment pour le clergé, cette dépopulation représente une menace pour l’avenir de l’Acadie. En effet, la population acadienne des comtés de Yarmouth et de Digby aurait diminué de 6,8 % entre 1911 et 1931, selon l’historien Neil Boucher. 

Mais ce n’est pas qu’une simple question de démographie. Parmi les effets de l’émigration, les femmes entrent en contact avec de nouvelles idées et façons de faire. Dans son enquête sur les familles acadiennes de Clare au milieu du 20e siècle, Marc-Adélard Tremblay relève plusieurs effets de l’émigration et des retours au pays, autrement dit de la migration transnationale. 

En plus des influences d’autres groupes religieux, de la hausse des mariages exogames et de la tendance à l’adoption de l’anglais, cet anthropologue discerne également «une conception nouvelle du rôle de la femme». Leurs expériences à l’étranger auraient débouché sur «une émancipation progressive» et «une conception démocratique du mariage» en contradiction avec les valeurs traditionnelles prônées par l’Église et véhiculées par l’idéologie de la survivance.

La première vague d’émigration, survenue à la fin du 19e siècle, était surtout motivée par la nécessité de soutenir l’économie familiale. Ce sera de moins en moins le cas à partir du début du 20e siècle. Les femmes de cette deuxième période, baptisée «El Dorado» par l’historienne Betsy Beattie, sont très majoritairement célibataires. Elles ne travaillent pas nécessairement en vue de contribuer au revenu familial, mais agissent plutôt par intérêt personnel, accédant ainsi à un mode de vie autonome et bien différent de celui des générations précédentes.

Certains aspects de cette tendance caractérisent le parcours d’Alice (d’Éon) Surette (1918-2022), dont le témoignage a été recueilli par Carmen d’Entremont dans le cadre de nos recherches. 

Ayant grandi entre East Boston, sa ville natale, et son village ancestral de Pubnico, Alice retourne aux États à 17 ans. Après avoir travaillé comme domestique, elle devient serveuse à la cafétéria du Simmons College. Elle n’est pas la seule Acadienne d’Argyle qui y travaille comme «waitress» à la cafétéria et comme femme de ménage: sa sœur Doris se joint à elle en 1937, parmi d’autres compatriotes. 

À cette époque, Alice se plait à sortir les samedis soir pour danser et, devenue passionnée des sports, assister aux matchs des Bruins et des Red Sox. «Oh moi j’aimais tout. J’aimais à vivre par-là», a-t-elle expliqué en 2021, en précisant: «Mame avait de la parenté en masse aux États. […] On avait beaucoup de monde de par chez nous.» Bien que vivant aux États-Unis, elle ne s’est donc nullement détachée de son milieu d’origine.

L’avènement de la Seconde Guerre mondiale va lui ouvrir d’autres portes et perspectives, comme pour tant de femmes de sa génération. En 1941, Alice déménage chez un oncle qui demeure à Lynn, au nord-est de Boston. Elle décroche un emploi avec la firme General Electric, où elle contribuera à la fabrication de produits de guerre. 

Et c’est dans cette même ville qu’elle rencontre son mari, Peter Surette (1919-1989), et qu’elle finira par élever sa famille après un retour temporaire en Nouvelle-Écosse. Après leur retraite, au milieu des années 1970, Alice et Peter redéménageront à Pubnico. 

Fascinante et révélatrice du phénomène du va-et-vient de la migration transnationale, cette esquisse biographique d’Alice (d’Eon) Surette fait partie de près de 200 profils de migrantes acadiennes qu’ont préparées les chercheuses bénévoles du comité de notre exposition. 

La prochaine chronique mettra davantage en lumière l’univers professionnel de ces femmes, surtout dans le domaine des soins de santé.

Cette chronique a été réalisée par Clint Bruce, Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales, avec Carmen d’Entremont, associée de recherche.