Ce serait le but, d’ailleurs, car c’est l’une des stratégies de la société Ferrero, à laquelle appartient la marque Nutella, face à la pénurie du cacao qui caractérise actuellement les marchés mondiaux.
Le Nutella n’est guère le seul produit affecté par cette situation, que j’ai déjà exposée dans ma chronique du 31 mai dernier. Toblerone, Oh Henry!, Coffee Crisps, M&Ms : pour tous ces bonbons-là et d’autres encore, le rapport quantité-prix aurait diminué au cours de la dernière année.
C’est ce qu’explique le professeur Sylvain Charlebois de l’Université Dalhousie, analyste des politiques agro-alimentaires, dans un billet de blogue pour le site Canadian Grocer. «Malgré la forte augmentation des coûts, la demande mondiale de cacao reste inébranlable, en particulier parce que la classe moyenne croissante des marchés émergents continue à désirer des produits chocolatés», écrit-il, en précisant que la réduflation fait partie d’une série de mesures visant à maintenir les profits, malgré la flambée des prix du cacao.
À première vue, cette crise a justement l’air d’une simple question d’offre et de demande. En raison des maladies ravageant les cacaoyers d’Afrique de l’Ouest, la production de la matière première à base du chocolat, c’est-à-dire la fève de cacao, a chuté drastiquement. Puisque la demande pour le cacao n’a pas diminué pour autant, la valeur du produit augmente. Quoi de plus normal? Cependant, il y a bien d’autres facteurs à l’œuvre.
Considérons la configuration géo-économique de la filière du cacao. Il s’agit d’un produit qui est cultivé dans plusieurs pays du Sud – notamment en Côte d’Ivoire et au Ghana, pays voisins qui totalisent à eux seuls 60 % de la production mondiale – puis exporté vers l’Europe et l’Amérique pour y être transformé et consommé. Héritage du temps des empires coloniaux, cette dynamique comporte plusieurs désavantages pour les cultivateurs à qui nous devons ce chocolat dont nous sommes si friands.
Le chocolat, on l’aura compris, c’est une affaire de gros sous. En 2021, la taille de l’industrie mondiale était estimée à plus de 120 milliards de dollars tandis que les quatre plus grandes sociétés du secteur, à savoir Hershey, Lindt, Mondelēz et Nestlé, enregistraient l’an dernier des profits de 15 milliards de dollars. Pourtant, les cacaoculteurs ne s’enrichissent guère.
L’exemple de la Côte d’Ivoire a de quoi frapper notre esprit. Ce pays francophone d’environ 30 millions d’habitants fournit, bon an mal an, 40 % à 45 % de l’approvisionnement mondial en fèves de cacao, mais récupère à peine 5 % des revenus générés par le secteur. Près d’un quart de la population œuvre dans ce domaine, dont quelques 600 000 fermiers qui cultivent « l’or brun » des tropiques. Aussi aberrant que ceci puisse nous sembler, plus de la moitié d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, en gagnant moins de deux dollars par jour.
La hausse du cours du cacao ne leur profite pas parce que leurs revenus sont fixés par le gouvernement. Si leur récolte vaut plus qu’avant, cela ne change rien pour eux. À l’origine, cette politique avait pour but de protéger les fermiers des soubresauts du marché en leur garantissant un prix de revente stable. Mais ce tarif n’est plus suffisant pour vivre décemment et, par conséquent, la cacaoculture devient de moins en moins attrayante.
« La cacaoculture ne nourrit pas son homme comme il se doit », confiait récemment Yao Kouamé, planteur, au Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’homme, un organisme caritatif britannique. Kouamé explique sa réticence à conseiller aux jeunes cette activité qu’il a toujours connue : « Nos pères et mères sont morts pauvres et nous sommes venus les relayer. C’est comme une continuité. Moi, je ne peux pas encourager mon enfant à rester dans la cacaoculture. »
Certes, plusieurs initiatives ont été envisagées pour améliorer le sort des agriculteurs. Par exemple, la compagnie Nestlé a lancé un programme pour inciter les planteurs à adopter des pratiques durables et à scolariser leurs enfants plutôt qu’employer leur main-d’œuvre, moyennant une prime annuelle. Après un certain succès en Côte d’Ivoire, cette initiative devait être implantée au Ghana.
Par ailleurs, les gouvernements de ces deux pays ont l’ambition de « décoloniser » l’industrie du chocolat : au lieu d’exporter le cacao pour que toute la valeur ajoutée par la transformation et la distribution bénéficie aux économies du Nord, mieux vaudrait élargir les marchés domestiques. À l’heure actuelle, si des Africains veulent se régaler d’une tablette de chocolat, les choix à leur portée sont, pour la plupart, importés d’Europe. Des producteurs comme Cocoaïan, en Côte d’Ivoire, et FairAfric, au Ghana, aimeraient bien avoir leur part du gâteau, pour ainsi dire, tant en Afrique qu’à l’étranger.
Toujours est-il qu’il y a des conditions difficiles à modifier par un coup de baguette ou même par beaucoup de bonne volonté. La vulnérabilité des cacaoyers et la faiblesse du rendement sont dues surtout au changement climatique. Plus d’instabilité météorologique signifie plus de difficultés pour ces arbres décidément fragiles. Il se peut fort bien que les zones cultivables se déplacent au gré des changements de température. Une approche globale et concertée s’imposera plus tôt que tard.
Faute de solutions à ces défis considérables, nous devrons peut-être nous contenter de manger moins de chocolat. Celui-ci reviendra possiblement un produit de luxe comme à l’époque de son introduction en Europe. Certes, la réduflation n’est pas la seule option à la disposition des producteurs qui ont déjà commencé à incorporer plus d’ingrédients supplémentaires, comme les noix et le nougat, et à expérimenter avec des mélanges et des substituts. Mais les amateurs et connaisseurs du chocolat resteront sans doute sur leur faim.