À l’époque où l’esclavage sévissait encore au sud de la frontière, les fugitifs cherchaient la liberté au Canada. Plus tard, quand la ségrégation est enchâssée dans la constitution américaine, notre coin de l’Empire britannique s’imagine bien plus égalitaire. Voilà, du moins, la perception qui a longtemps prévalu.
Il va sans dire que la vérité se révèle autrement plus complexe. La trajectoire de Dominique Francis Gaspard (1884-1938), Créole de La Nouvelle-Orléans, que nous avons rencontré dans la dernière chronique, permet d’explorer les contradictions du rapport canadien à la question raciale.
Recruté par le prêtre dominicain C. R. Uncles, un Afro-Américain qui a étudié au Séminaire de Saint-Hyacinthe, Dominique Gaspard quitte sa Louisiane natale pour intégrer dès 1905 cette institution, située à une soixantaine de kilomètres à l’est de Montréal.
S’il n’est pas le premier élève noir à fréquenter le séminaire, il n’en marquera pas moins les esprits et les souvenirs de ses professeurs et camarades. Musicien multi-instrumentiste, il joue dans la fanfare. Pendant les vacances estivales, il reste à Saint-Hyacinthe, où il travaille dans des restaurants. Ainsi, le jeune Louisianais tisse des liens durables avec sa communauté d’accueil.
De son passage au collège, Gaspard donne un portrait très favorable dans un article qu’il fait publier en 1910 dans le journal étudiant. Il y exprime sa conviction « que les institutions catholiques au Canada français ne connaissent pas de race supérieure ou inférieure, que l’écolier noir y jouit des mêmes privilèges que ses condisciples blancs ». C’est là tout un contraste par rapport aux pratiques discriminatoires en vigueur dans le Sud, alors en proie au racisme et aux politiques de ségrégation.
Il poursuit de plus belle : « Les élèves noirs ne sont pas forcés de s’y tenir à l’écart et de dédaigner la porte de devant pour entrer par une porte latérale, comme leurs nationaux sont condamnés à le faire dans certaines églises catholiques de la Louisiane et d’autres États du Sud. En un mot, ils sentent qu’ils ne sont pas dans la maison des intrus simplement tolérés. »
Toutefois, un réveil brutal viendra secouer sa constatation initiale lorsqu’il voudra accéder à la prêtrise. Même dans un milieu si accueillant d’apparence, les préjugés tiennent le haut du pavé. « Ce fut presque une révolution au couvent de Saint-Hyacinthe, avant d’admettre un Noir à revêtir la robe blanche des dominicains », rapporte un historien du séminaire, Jean-Noël Dion.
Éconduit par le racisme, le brillant séminariste choisit une autre voie. En 1912, il est admis à la faculté de médecine de l’Université Laval de Montréal.
Deux ans plus tard, la Grande Guerre éclate. Comme beaucoup d’hommes et de femmes de la communauté afro-canadienne, Dominique Gaspard veut servir la cause des pays alliés contre les empires centraux. Malheureusement, leur mobilisation allait être entravée par les attitudes racistes des officiers canadiens – même si les soldats et auxiliaires afro-canadiens finiront par apporter une contribution massive, par exemple au sein du 2e Bataillon de construction qui attirera environ 800 recrues de partout au Canada.
Or, pour Dominique Gaspard qui, lui, possède déjà une formation précieuse, quoique préliminaire, en soins de santé, une autre option se dessine. En mars 1915, il s’enrôle afin de se porter volontaire auprès du Corps médical militaire canadien.
Après son entraînement en Angleterre, Gaspard, qui a maintenant la trentaine, est affecté au 4e hôpital militaire fixe en France. Installé à Saint-Cloud, près de Paris, cet établissement est fondé par le docteur Arthur Mignault, professeur de Laval devenu capitaine et chirurgien des Carabiniers Mont-Royal.
Bien que son personnel provienne du Corps expéditionnaire canadien, l’hôpital de Saint-Cloud tombe sous l’autorité du gouvernement français. Il a la vocation de soigner les blessés francophones, qui affluent par milliers au cours de ce conflit meurtrier.
En plus de remplir ce rôle critique, le soldat Gaspard participe à l’orchestre de son unité. D’abord caporal, il est promu au rang du sergent et, vers la fin de son service, au printemps 1917, le ministère français de la Guerre lui décerne la médaille d’honneur des épidémies.
La paix revenue, Gaspard termine ses études de médecine à Montréal. C’est après qu’il aura établi sa pratique, à partir de 1921, qu’il s’impliquera à fond dans la communauté noire de son pays et de sa province d’adoption.
De plus en plus nombreuse, la population d’origine africaine de Montréal en vient à cette époque à se souder en véritable communauté. L’un des défis, c’est sa composition hétéroclite : la population noire comprend à la fois des Afro-Canadiens de souche, des immigrés des Antilles, qui constituent le groupe le plus nombreux, ainsi que des Américains noirs.
Ce qui les unit, c’est l’expérience de la discrimination à caractère raciale. Même si le racisme antinoir ne s’appuie pas sur les mêmes assises juridiques qu’aux États-Unis, c’est un fait courant dans la société canadienne.
Ce triste phénomène a notamment des incidences sur les perspectives d’emploi. La majorité écrasante des hommes afro-montréalais sont cheminots (ou employés des chemins de fer) tandis que beaucoup de femmes travaillent comme domestiques.
La stratégie de la communauté noire, c’est de s’organiser. S’implantent alors des associations caritatives, des sociétés d’assistance mutuelle et des regroupements professionnels, sans oublier des églises comme la célèbre Union United Church of Montreal.
Voici ce qu’en dit l’historienne Dorothy Williams : « Les organisations avaient pour but de rassembler tous les Noirs et de favoriser une culture d’entraide. Bien que chaque organisation l’ait formulé et abordé différemment, leurs objectifs étaient les mêmes : restaurer la dignité humaine des Noirs, soulager l’isolement et aider à répondre aux besoins physiques et émotionnels. »
Rappelons-nous que le Créole louisianais qu’est Dominique Gaspard, francophone et catholique, n’a pas les mêmes antécédents culturels que la plupart des Noirs du Québec. C’est sur ce plan-là que son mariage avec une certaine Ethel May Lyons, qu’il épouse en juin 1921, va exercer un effet déterminant.
« Née à Montréal et membre de l’église unie Union, Mlle Lyons est une figure connue et estimée dans la communauté, explique Williams. Ce mariage marque une étape cruciale de l’intégration sociale du Dr Gaspard, puisqu’il lui ouvre l’univers où évolue sa nouvelle épouse. »
Le couple finira par déménager dans le quartier noir de Saint-Antoine alors que le cabinet du docteur Gaspard se trouve plus près de Westmount, là où fleurit la scène jazz, qui lui rappelle sans doute, et malgré la froideur des hivers, l’ambiance de La Nouvelle-Orléans de sa jeunesse. En tant que médecin, il jouit de la confiance de ses confrères afro-montréalais et de l’estime de ses concitoyens blancs.
Parmi ses engagements, Gaspard adhère à une organisation aujourd’hui légendaire, à savoir l’Universal Negro Improvement Association and African Communities League (UNIA), fondé par Marcus Garvey en 1914. Ce Jamaïcain installé à New York prêche la fierté noire, l’unité de la diaspora africaine et la séparation plutôt que l’intégration avec la majorité blanche. L’UNIA aura des sections à peu près partout en Amérique du Nord et ses initiatives touchent des millions d’individus, jusqu’à sa dissolution à la fin des années 1920.
L’implication de Gaspard concerne plusieurs domaines comme les ressources pour les vétérans et l’association des anciens du Séminaire de Saint-Hyacinthe, auquel il reste très attaché. Lorsqu’il quitte ce monde, le 6 février 1938, au terme d’une courte maladie, le docteur Dominique Gaspard est en train d’appuyer la création d’une association amicale pour les hommes noirs de Montréal.
Notre sujet est-il une figure singulière de l’histoire afro-canadienne ? Je dirais que oui. Toujours est-il que sa vie peut nous servir de prisme à travers lequel mieux voir et apprécier le riche patrimoine africain de ce pays et, du fait de ses origines en Louisiane, de l’Amérique du Nord tout entière.