Formé en médecine, il prend part à la Grande Guerre. Catholique et francophone, il devient l’un des piliers de la communauté noire de Montréal, pourtant à dominante anglophone et protestante. Jouissant de la haute estime de ses concitoyens blancs, il ne cessera d’agir en faveur de l’équité raciale jusqu’à sa mort en 1938.
La présente chronique ainsi que la prochaine serviront à mettre en relief ce parcours fascinant, qui relie deux aires de l’Amérique francophone.
Le choix de ce sujet s’inscrit, bien entendu, dans le Mois de l’histoire des Noirs – ou Mois du patrimoine africain ici en Nouvelle-Écosse. Initialement proposé par l’historien afro-américain Carter G. Woodson (1875-1950) et célébré en février, c’est l’occasion de mieux apprécier l’histoire afro-canadienne dans toute sa richesse et dans toute sa complexité, tout en explorant les contributions des figures marquantes de cette population ainsi que ses aspects encore méconnus.
Du coup, il s’agira de rendre hommage aux travaux de Dorothy W. Williams, grande spécialiste de l’histoire noire au Canada. Plus que nul autre, c’est elle qui aura aidé à faire redécouvrir la vie du docteur Dominique Gaspard.
Auteure de deux livres sur la communauté afro-montréalaise, Williams a également signé une esquisse biographique de Gaspard dont l’essentiel est condensé dans un article de l’Encyclopédie canadienne. Mes chroniques s’appuient sur ses recherches tout en s’enrichissant d’autres documents, d’une part, et de mes connaissances sur la Louisiane francophone, d’autre part.
Dominique Francis Gaspard voit le jour le 22 janvier 1884. Il ne vient pas au monde tout seul, d’ailleurs, car ses parents, Esther et John (ou Jean ?) ont le bonheur d’accueillir des fils jumeaux. Si peu de recherches ont été menées sur l’enfance du futur émigrant, nous savons que la famille Gaspard fait partie de la communauté créole formée par les gens de couleur francophones de Louisiane.
Beaucoup d’entre elles et eux étaient déjà libres du temps de l’esclavage et, malgré les discriminations raciales à leur égard, faisaient preuve d’un grand dynamisme dans plusieurs domaines comme l’éducation, les métiers, les œuvres de bienfaisance, les arts et la culture. Les Gaspard vont fréquenter l’Église Saint-Joseph, l’une des paroisses desservant les Noirs francophones.
Le contexte politique de l’époque revêt une importance fondamentale pour comprendre la trajectoire de Dominique Gaspard. La fin de la Guerre civile américaine, qui avait amené l’abolition définitive de l’esclavage en 1865, avait également inauguré un programme de réformes en profondeur dans le but d’éradiquer les injustices liées au racisme. Il s’agit de la « Reconstruction » du Sud dont les promesses et les progrès finissent par succomber, vers le milieu des années 1870, à la réaction raciste.
Le sociologue et militant afro-américain W. E. B. Du Bois en dressera ce bilan lapidaire : « L’esclave a obtenu sa liberté, s’est tenu un bref moment au soleil, puis s’est avancé de nouveau vers l’esclavage ». Ce nouvel esclavage, c’est le régime de la ségrégation raciale, fondé sur l’oppression et, bien trop souvent, la violence.
Les années de jeunesse de Dominique Gaspard sont donc marquées par le recul des droits civiques et de l’égalité sociale des Noirs américains. En Louisiane, cependant, les Créoles francophones mènent la lutte contre cette tendance néfaste. Il y a eu notamment le Comité des citoyens qui a entrepris une campagne pour combattre les lois racistes – efforts héroïques qui allaient se solder en 1896 par un échec devant la Cour suprême des États-Unis.
En 1898, l’État de Louisiane adopte une nouvelle constitution ayant pour objectif avoué de priver les Afro-Américains de leur pouvoir politique et, selon les mots des délégués eux-mêmes, « d’établir la suprématie de la race blanche ».
Ainsi, les horizons d’avenir s’estompaient pour Dominique comme pour d’autres jeunes Noirs de sa génération.
À cette époque-là, il ne vit plus sous le toit parental – pour des raisons que de futures recherches pourront révéler – mais plutôt avec sa grand-mère, Anna Gaspard, cuisinière chez les prêtres vincentiens, qui viennent de transformer Saint-Joseph en église réservée aux catholiques noirs, sous le nom de Sainte-Catherine-de-Sienne. C’est là, l’on peut présumer, que l’adolescent reçoit l’éducation classique qui le fera remarquer par la suite.
On l’aura bien compris, le jeune Dominique ne grandit pas n’importe où. Au tournant du 20e siècle, La Nouvelle-Orléans connaît une effervescence culturelle qui transformera à tout jamais l’univers de la musique populaire.
À un jet de pierre de l’Église Sainte-Catherine se trouve alors le quartier légendaire surnommé Storyville, où la prostitution jouit d’une quasi-légalité. Taillé à même le Faubourg Trémé, la petite patrie des Créoles, cette zone devient la pépinière des pionniers du jazz.
Comme le raconte Caroline Vézina dans son ouvrage Jazz à la Créole: French Creole Music and the Birth of Jazz (2022), ce nouveau style, enjoué et expérimental, puise autant dans la chanson créole que dans les rythmes hérités de l’Afrique et la fanfare à l’européenne.
Cette créolisation musicale s’opère à portée de l’oreille de Dominique. « Il faisait partie de la fanfare et de l’orchestre, jouant pas seulement le tam-tam accoutumé aux gens de sa couleur » écrira plus tard – avec une teinte de racisme, c’est vrai – l’un des responsables du Séminaire de Saint-Hyacinthe, au Québec.
En effet, il aurait sans doute bénéficié d’une formation à la musique classique en plus des influences vernaculaires ayant surgi des rues de la Ville du Croissant.
Comment se fait-il alors qu’un Créole de sa génération aboutisse dans un séminaire au fin fond du Québec ? Je laisse la parole à l’historienne Dorothy Williams :
« Alors que Dominique atteint l’adolescence, les joséphites – une association catholique laïque – prennent les rênes de la paroisse St. Katherine. Présents aux quatre coins des États-Unis, ces laïcs entendent rallier les Noirs non baptisés au sein de l’Église catholique. […] Parallèlement à cette effervescence catholique, le joséphite dominicain Charles Randolph Uncles devient le premier Afro-Américain à être ordonné prêtre aux États-Unis. »
Fier diplômé du Séminaire de Saint-Hyacinthe, « C. R. Uncles visite plusieurs communautés catholiques à travers les États-Unis. Apparemment, il maintient et consolide au fil des ans ses liens avec son alma mater. En effet, il recommande des élèves et présente des novices au Séminaire de Saint-Hyacinthe. L’un des novices qu’il parraine en 1904 semble être Dominique Gaspard, alors âgé de 20 ans. Ce dernier s’inscrit au séminaire l’année suivante. »
« Au séminaire, Dominique ne passe pas inaperçu », souligne Williams. Ce n’est pas le premier Afro-Américain à intégrer l’établissement, qui accueille des élèves noirs depuis un demi-siècle, mais il sera l’un des plus réputés.
La prochaine chronique lèvera le voile sur sa carrière et ses contributions ultérieures.
Clint Bruce est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) et directeur de l’Observatoire Nord/Sud à l’Université Sainte-Anne.