Pourquoi ce terme ? Que signifie la notion d’intersectionnalité ?
Disons dans un premier temps que l’intersectionnalité renvoie au fait que chaque individu a plusieurs identités qui se chevauchent, et que ce phénomène conditionne l’expérience de groupes minoritaires ou marginalisés.
Le thème de l’intersectionnalité se trouve au cœur d’un projet de recherche que je dirige, en collaboration avec 16 autres chercheures et chercheurs et en partenariat avec huit organismes, sur la dimension identitaire et les retombées sociales du Congrès mondial acadien 2024.
C’est justement pour explorer ce concept, qui est de plus en plus mobilisé dans la sphère publique, que l’Observatoire Nord/Sud a proposé, le jeudi 16 novembre dernier, une table ronde à ce sujet.
Il s’agissait de la sixième classe de maître de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales, animée par Rohini Bannerjee de Saint Mary’s University et intitulée Quand nos identités se croisent : comprendre l’intersectionnalité.
Fille d’immigrants de l’Inde au territoire de Mik’ma’ki et francophone de formation, Mme Bannerjee est vice-présidente associée à Saint Mary’s University, chargée de la diversité, de l’inclusion et de l’équité.
Parallèlement professeure titulaire en études francophones au Département des langues et cultures, elle mène des recherches sur les littératures et les cultures francophones de l’océan Indien. En plus de ses essais, Mme Bannerjee a publié des poèmes et des récits en Espagne, en Inde et au Canada.
Suivant la formule des classes de maître, cette activité a pris la forme d’un séminaire composé d’étudiants et de professeurs ainsi que de membres de la communauté.

La classe de maître du 16 novembre 2023, animée par la professeure Rohini Bannerjee de Saint Mary’s University et tenue à l’Observatoire Nord/Sud.
Étaient réunis autour de la table : Arianne Des Rochers, traductrice et professeure à l’Université de Moncton ; Jean-Philippe Giroux, rédacteur en chef du Courrier de la Nouvelle-Écosse ; Johnsly Ira, étudiant à la maîtrise en cultures et espaces francophones (CEFR) et originaire d’Haïti ; Sandrine Mounier, docteure de l’Université du Québec à Montréal et future stagiaire postdoctorale de l’Observatoire Nord/Sud ; Madjiguène Ndèye, étudiante en CEFR et enseignante au Cap-Breton ; et Sandrine Pagé, également étudiante en CEFR. Chacune et chacun apportait sa propre perspective sur l’intersectionnalité.
Certes, la théorie intersectionnelle ne provient ni des milieux franco-canadiens ni de la pensée postcoloniale émanant de l’Asie du Sud-Est, mais plutôt du féminisme noir des États-Unis.
Associé à la théorie critique de la race (Critical Race Theory), le terme « intersectionnalité » a été forgé à la fin des années 1980 par la juriste Kimberlé Crenshaw, professeure à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) ainsi qu’à la faculté de droit de l’Université Columbia. Crenshaw s’efforçait alors d’expliquer les discriminations auxquelles se trouvaient confrontées les femmes afro-américaines, et qui ne semblaient pas affecter les femmes blanches ou les hommes noirs au même degré.
Puisant dans la perspective critique des femmes noires, trop souvent exclues du féminisme mainstream, le concept d’intersectionnalité a fait fortune. Tant pour les universitaires que pour les militants de la justice sociale, il sert à analyser les systèmes d’oppression dans toute leur complexité.
Quel rapport avec l’Acadie ? Dans ma chronique du 22 septembre dernier, Un projet de recherche pour mieux comprendre l’impact du Congrès mondial acadien, j’avais fait valoir la pertinence de tenir compte « des diverses manières d’appartenir à l’Acadie – voire de remettre en question cette appartenance ».
Et j’avais donné deux exemples à l’appui de cette affirmation : « Une femme acadienne n’a pas que son identité d’Acadienne : son expérience en tant que femme va conditionner son rapport à son identité ethnolinguistique. De façon similaire, un immigré francophone du Sénégal vivant à Moncton ou à Chéticamp fait partie d’une “minorité dans une minorité”, raciale et linguistique. »
Il y a donc une interaction entre l’identité personnelle des individus, d’une part, et l’identité collective qui fonde le projet de société acadien. Est-ce que tout le monde se reconnaît dans la vision dominante de la société acadienne ?
Si la classe de maître de Rohini Bannerjee n’a pas posé directement cette question-là, la table ronde aura certainement soulevé des enjeux cruciaux en ce qui concerne la diversité en milieu francophone.
Pour débuter, notre invitée s’est présentée en révélant les facettes multiples de son identité à elle : femme, professeure, personne de couleur, enfant d’immigrés, mère, écrivaine, francophone de formation… et ce n’est pas tout. Les participantes et participants se sont livrés au même exercice, ce qui a permis d’apprécier la variété de nos formes d’appartenance à nous toutes et tous.
Pour une bonne partie de la soirée, la discussion s’est tournée vers une région éloignée de la nôtre, à savoir l’île Maurice, dans l’océan Indien. Ayant l’anglais comme langue officielle, le français comme langue de culture et le créole comme langue de tous les jours, Maurice se caractérise également par sa diversité ethnoraciale, résultat de la colonisation puis de l’immigration en provenance de l’Inde et de la Chine. Ainsi, ce petit pays constitue un laboratoire fascinant pour parler de questions d’identité.
D’abord, nous avons découvert un projet de traduction réalisé par Yingjun Chen, une étudiante de Saint Mary’s qui s’est intéressé à un recueil de l’écrivain mauricien Khal Torabully, Coupeuses d’Azur : hommage aux coupeuses de cannes (2014). Son mémoire de fin d’études explorait l’intersection des langues, du genre et de l’identité culturelle à travers la traduction.
Ensuite, Mme Bannerjee nous a fait part de ses expériences en tant que spécialiste de littérature mauricienne, expertise qui, à maintes reprises au cours de sa carrière, a suscité chez d’autres universitaires la présomption qu’elle devait elle-même être d’origine mauricienne.
Les mentions de la notion d’intersectionnalité dans les médias ont également été abordées. Ce traitement s’avère d’autant plus saillant que l’intersectionnalité est souvent critiquée par les détracteurs des revendications progressistes jugées « woke » ou, dit-on, intolérantes. Bien évidemment, pour quelqu’un comme Zakary-Georges Gagné, le mot revêt un sens très positif.
Le dernier volet de la classe de maître portait sur les pratiques des universités canadiennes en faveur d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI). Un examen des statistiques sur la présence des femmes, des personnes racialisées et des individus handicapés a dévoilé une contradiction : en créant des catégories distinctes pour promouvoir l’inclusion, nos institutions risquent de passer à côté de la nature intersectionnelle de l’identité.
Ce n’est là que le début de nos réflexions sur ces questions, si puissamment élucidées et explorées grâce à l’intervention habile et conviviale de Rohini Bannerjee.