Ainsi, l’Union européenne compte aujourd’hui 24 langues officielles et de travail. Quant au reste du vieux continent, il y a une kyrielle de langues qui gagnent de plus en plus de terrain.
L’Afrique, avec ses quelque 2 000 langues, comprend des langues officielles, nationales, véhiculaires dominantes, véhiculaires régionales, voire des langues transnationales. Il va sans dire que ce continent est le bastion du multilinguisme dans le monde.
L’Asie, ayant elle aussi environ 2 000 langues parlées, est également caractérisée par une grande diversité linguistique. Outre le mandarin, la langue parlée par le plus de personnes dans le monde, la Chine à elle seule compte plus de 80 langues différentes. Une cinquantaine d’entre elles sont utilisées quotidiennement par des minorités nationales.
Par ailleurs, si les langues européennes, notamment l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français, sont les langues dominantes en Amérique, n’oublions pas que les langues autochtones totalisent quelque 30 millions de locutrices et locuteurs.
La plus pratiquée d’entre elles est le quechua, avec plus de neuf millions de locuteurs dans les Andes et en Amazonie. Aussi intrigant que cela puisse paraitre, le quechua, qui jouit d’un statut officiel dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, comprend plus de locuteurs que le français en Suisse ou en Haïti, deux pays reconnus officiellement comme francophones.
Enfin, l’Océanie abrite une kyrielle de langues appartenant en majeure partie à trois grands groupes : la famille des langues austronésiennes, les langues aborigènes d’Australie et les langues papoues.
S’il s’avère que la diversité linguistique est à deux doigts de toucher tous les pays, force est de constater que les sociolinguistes ne voient pas tous le plurilinguisme avec les mêmes lunettes. D’un côté, un groupe d’entre eux est enthousiaste face à ce phénomène; de l’autre, un groupe s’en montre très préoccupé.
Ainsi, Alexandre Duchêne souligne, dans une lettre adressée à Annette Boudreau, que le plurilinguisme comme un atout ou comme avantage n’est pas toujours une évidence. « Être plurilingue de classe ouvrière n’équivaut pas à être plurilingue de classe aisée et les normativités qui y seront associées seront fortement variables », affirme ce chercheur.
Outre une catégorie d’hommes qui sont victimes du plurilinguisme, comme précise Duchêne, des langues aussi en paient les frais. D’ailleurs, la puissance d’une langue ne dépend pas seulement de son nombre de locuteurs, mais aussi de la puissance économique et politique du pays possédant cette langue.
Si l’anglais s’impose autant sur le marché mondial des langues aujourd’hui, le poids politique et économique de l’Angleterre et des États-Unis joue en sa faveur. Je me demande si l’influence de ces deux pays, auxquels peut s’ajouter le Canada, n’est pas de loin plus significative que celle des autres pays (plus de 50) anglophones réunis.
Il convient de souligner, par exemple, que l’Afrique à elle seule compte 25 pays anglophones, parmi lesquels se trouve le Nigéria, le plus populeux de ce continent avec quelque 220 millions d’habitants.
En raison du fait que tous les pays n’ont pas les mêmes puissances politiques et économiques, les langues en sont souvent le dindon de la farce. C’est en ce sens que Calvet a introduit le concept de glottophagie dans le champ de la sociolinguistique pour désigner ce phénomène.
La glottophagie est le processus par lequel une langue dominante, imposée par un groupe sociopolitique puissant, élimine de façon progressive les langues locales ou minoritaires. C’est le cas du breton, du corse et du basque, qui ont subi la pression politique du français dans l’Hexagone.
Dans la même veine, Jean-Rémi Carbonneau décrit à son tour la situation des Sorabes face au Staatsvölker en Allemagne et les catalanophones des pays catalans face au castillan en Espagne, dans son ouvrage Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires : les cas de la Lusace et des pays catalans (2023). En fait, après avoir connu leur légitimation politique en 1990, les Sorabes peuvent employer leur langue où que ce soit en dépit de quelques inconvénients qui existent encore sous le fédéralisme allemand.
Quant aux pays catalans, ils ont acquis une légitimation territoriale depuis 1978; Carbonneau souligne toutefois que la relation entre l’Espagne et la Catalogne demeure tendue.
En effet, autant les débats sur les langues deviennent davantage fulgurants, autant leur quantification devient importante pour les autorités politiques. Nombreux sont les pays qui s’érigent en spécialistes dans la production de chiffres sur les langues. Ainsi, Philippe Humbert dans son ouvrage (Dé)chiffrer les locuteurs démontre que la politique, les statistiques sur les langues et les idéologies langagières véhiculées sont indissociablement liées.
Si l’auteur a axé sa recherche sur la Suisse, un pays plurilingue, le Canada, où je vis, par l’entremise de Statistique Canada, est aussi un producteur important de chiffres sur les langues. Toutefois, les données démolinguistiques sont utiles dans la mesure où ces statistiques permettent au grand public d’avoir une idée non seulement du nombre d’habitants appartenant à chaque groupe linguistique, mais aussi sur la mobilité linguistique.
À la lumière de ce qui précède, les langues en tant que pratique sociale intéressent les politologues au même degré que les sociolinguistes. Ainsi, outre les pratiques linguistiques, les débats qui en découlent deviennent de plus en plus incontournables, notamment dans les régions où il y a de fortes tensions linguistiques.
C’est le cas d’ailleurs de la francophonie canadienne, particulièrement dans ses régions acadiennes. C’est une collectivité qui fait face, entre autres, au plurilinguisme, à l’insécurité linguistique et à la glottophagie, voire la glottophobie, c’est-à-dire des discriminations liées à la langue. À cet égard, les francophones en paient toujours les frais.