le Lundi 25 septembre 2023
le Mardi 27 juin 2023 11:00 Rubrique - Au rythme de notre monde

Pourquoi nous intéressons-nous plus à certaines guerres qu’à d’autres ?

Réunion entre le premier ministre Justin Trudeau et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, mai 2022. — PHOTO - Présidence de l’Ukraine - Wikimedia
Réunion entre le premier ministre Justin Trudeau et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, mai 2022.
PHOTO - Présidence de l’Ukraine - Wikimedia
Au moment de mettre cette chronique sous presse, un débat médiatique faisait rage autour des réactions très différenciées après l’implosion d’un submersible près de l’épave du Titanic, accident qui aurait coûté la vie à cinq passagers et le naufrage, au large de la Grèce, d’un chalutier chargé de migrants en provenance du Proche-Orient et du Pakistan.
Pourquoi nous intéressons-nous plus à certaines guerres qu’à d’autres ?
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Les ressources mobilisées dans ce premier cas semblent démesurées par rapport à cette tragédie humaine en Méditerranée, qui concernait des réfugiés démunis plutôt que des nantis partis en excursion. Pourquoi une telle disparité ?

Cet épisode sert d’illustration d’un phénomène récurrent et qui nous trouble : pourquoi, au Canada et ailleurs, certaines crises humanitaires attirent-elles notre attention, au point de susciter une empathie vive et durable chez le public, alors que d’autres nous interpellent beaucoup moins ? Pour explorer ce problème, nous allons nous pencher plus spécifiquement sur les conflits armés qui ravagent plusieurs régions du monde. 

Le 24 février 2022, la communauté internationale exprimait son choc face à l’invasion militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie. Après huit ans de guerre dans le Donbass et deux mois de concentration des troupes (sous guise d’exercices), les forces russes sont entrées dans le territoire de leur pays voisin afin d’atteindre les buts stratégiques du président Vladimir Poutine : l’annexion des républiques séparatistes de Donetsk et Luhansk, deux régions à majorité ethnique russe, et le renversement du gouvernement pro-occidental de Volodymyr Zelensky. Ces opérations avaient été précédées par l’absorption de la Crimée, aussi majoritairement russe, en 2014.

La réaction mondiale fut prompte. Deux jours après le début des hostilités, la CBC rapportait sur des manifestations pro-Ukraine dans des pays de chaque continent, y compris au Canada, bien sûr. 

Évacuation en août 2021 de civils afghans appartenant à des catégories désignées par le gouvernement des États-Unis après la reprise du pays par les talibans. 

PHOTO - U.S. Central Command Public Affairs - Wikimedia

Les gouvernements de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et de leurs alliés ont universellement condamné l’invasion, tandis que des nations avec des politiques antioccidentales ont fait preuve d’ambivalence, voire d’encouragement pour les actions de Poutine. Bien que le monde semble prendre des positions définitives sur ce conflit, il existe plusieurs conflits dans le monde qui n’attrapent pas autant la concentration qu’Ukraine.

À en croire l’économiste et politologue Christopher Blattman, chercheur à l’Institut pour l’étude et la résolution des conflits mondiaux de l’Université de Chicago, les raisons en seraient d’ordre géopolitique et culturel à la fois. D’une part, il y aurait le danger d’un affrontement entre la Russie et l’OTAN, ainsi que, d’autre part, les similarités culturelles et raciales entre le peuple ukrainien et les populations majoritaires en Europe et en Amérique du Nord. 

« Toutes les guerres ne bénéficient pas de la même couverture que l’invasion russe », affirme Malaka Gharib de NPR, le 4 mars 2022. Pourtant, en raison de la mondialisation, les conséquences des conflits peuvent bel et bien se répercuter de l’autre côté de la planète.

Il importe de souligner que le Canada compte une population d’origine ukrainienne d’environ 1,4 million de personnes – la troisième en importance après celle de l’Ukraine et de la Russie. Le poids de la diaspora explique en partie, certes, la sympathie pour la cause ukrainienne.

Mais y aurait-il d’autres forces à l’œuvre ? Dans ses essais rédigés pendant l’occupation américaine de l’Irak, la philosophe américaine Judith Butler s’est penchée sur la dimension éthique du traitement médiatique des guerres et de leurs victimes. Elle se demande pour quelles raisons nous sommes sensibles à la vulnérabilité de certaines vies humaines, ce qui nous incite à en faire le deuil, tandis que celles associées à d’autres groupes nous laissent dans l’indifférence. Le constat de Butler dépasse le problème de la saturation par images et reportages : 

« Les vies sont différemment soutenues et maintenues, et il y a des modes de distribution de la vulnérabilité physique humaine qui diffèrent radicalement sur le globe. Certaines vies seront sous haute protection, et l’abrogation de leurs prétentions à la sainteté sera une raison suffisante pour mobiliser les efforts de guerre. D’autres vies ne trouveront pas de soutien si empressé et forcené et ne mériteront pas le moindre regret. »

Rappelons qu’en août 2021, la République islamique d’Afghanistan capitulait face aux rebelles talibans dans la foulée du départ des forces américaines. De l’aveu même de l’administration Biden, la chute du pays s’était produite beaucoup plus rapidement que prévu.

Un rapport d’Amnistie internationale fait état de divers abus des droits de la personne sous le régime extrémiste des talibans : l’exclusion des filles et femmes des établissements scolaires et de leurs emplois, l’expulsion des minorités ethniques de leurs terres, une flambée d’exécutions extrajudiciaires, etc. 

Si nous considérons l’intérêt du public, Google Analytics révèle que les recherches sur le terme Afghanistan ont augmenté en flèche après le 15 août 2021, avant de revenir à la normale le mois suivant. Six mois plus tard, l’intérêt pour l’Afghanistan comptait pour seulement 20 % des recherches sur Internet liées à l’invasion de l’Ukraine. 

La guerre civile en Éthiopie est également citée dans l’article de Malaka Gharib. Nous avons là le cas d’un conflit ethnique classique : diverses ethnies en compétition pour le pouvoir politique dans une nation postcoloniale (même si l’Éthiopie est restée indépendante pendant la majeure partie de la période coloniale). Après presque vingt ans de dominance politique en Éthiopie, la minorité tigréenne a cédé sa place en 2018 à un gouvernement plus divers en apparence. 

Des décisions prises par le nouveau régime – principalement l’annulation des élections fédérales – auraient poussé des milices ethniques vers le séparatisme violent à partir de 2020, situation qui persiste jusqu’aujourd’hui. On estime que deux millions de personnes sont déplacées à cause de ce conflit. 

Contrairement à l’Ukraine et à l’Afghanistan, le public canadien ne semble pas avoir éprouvé d’intérêt particulier pour ce conflit, car les données de Google ne montrent aucune augmentation des recherches pour les termes Éthiopie ou Tigré depuis 2020. Il y aurait lieu d’effectuer un exercice similaire à propos de la crise qui déchire le Soudan, voisin de l’Éthiopie, depuis le mois d’avril dernier. 

Dans une autre partie du monde, c’est une indifférence à peu près totale qu’a rencontrée le siège de Marawi aux Philippines. Pendant cinq mois, de mai à octobre 2017, les forces armées des Philippines ont combattu des groupes affiliés à l’État islamique (EI), bien loin des bases de l’organisation terroriste en Irak et en Syrie. Comme en Éthiopie, les analyses de Google ne signalent aucune curiosité pour la lutte contre l’EI qui se poursuit de l’autre côté du monde.

Notre but, en attirant l’attention sur ces autres crises, conflits et catastrophes, n’est ni de formuler une condamnation morale contre notre lectorat ni de diminuer la pertinence de l’Ukraine. Comme le souligne Blattman, il est logique et normal que la possibilité d’un affrontement entre l’OTAN et la Russe fasse peur aux gens. 

Cependant, les statistiques de Google montrent que l’intérêt pour l’Ukraine diminue quelque peu depuis le début de la guerre. Cette tendance suggère un certain cynisme à l’égard des guerres. Il y aurait donc des régions du monde où, selon notre perception, les conflits armés seraient devenus naturels et endémiques. 

C’est un tel présupposé qui conditionnerait notre regard sur l’Afrique et certaines zones de l’Asie. Est-ce que l’Europe de l’Est va désormais se retrouver sur cette liste ?