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le Mardi 30 mai 2023 9:00 Rubrique - Au rythme de notre monde

Leçon sur le néolibéralisme : la logique du marché doit-elle tout déterminer ? (2e partie)

Des ouvrières et ouvriers dans une maquiladora du Mexique, c’est-à-dire une usine bénéficiant d’avantages fiscaux pour favoriser l’exportation de ses produits.  — PHOTO - Wikimedia Commons
Des ouvrières et ouvriers dans une maquiladora du Mexique, c’est-à-dire une usine bénéficiant d’avantages fiscaux pour favoriser l’exportation de ses produits.
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Un enseignant est-il obligé de penser comme un entrepreneur ou un directeur d’école comme le président d’une compagnie ? Une électricienne se doit-elle d’adopter la mentalité d’une investisseuse à la recherche d’un maximum de profit, coûte que coûte ? Quelle identité est plus importante pour nous : celle de consommateurs à qui il faut satisfaire ou de citoyens ayant des droits s’accompagnant de responsabilités civiques ?
Leçon sur le néolibéralisme : la logique du marché doit-elle tout déterminer ? (2e partie)
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Des manifestants bravent un nuage de gaz lacrymogène durant le Sommet des Amériques à Québec, le 21 avril 2001.

PHOTO - Wikimedia Commons

Ma dernière chronique tournait essentiellement autour d’une leçon de vocabulaire. Il s’agissait d’expliquer le terme « néolibéral », composé du préfixe signifiant « nouveau » et d’un élément renvoyant à la notion de liberté. La doctrine néolibérale cherche à adapter aux conditions de la mondialisation les préceptes du libéralisme classique qui, lui, voulait allier la liberté politique avec l’économie capitaliste. Bien que ce mot fasse partie du lexique courant dans des débats et discussions sur les grands enjeux du monde actuel, il demeure opaque pour beaucoup de gens.

Les experts du site web Perspective monde, une excellente ressource en ligne gérée par l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, apportent les précisions suivantes : « Pour les tenants du néolibéralisme, la libre compétition des agents économiques animés par la recherche du profit constitue le seul vrai moteur du développement économique national et international. Loin d’intervenir comme agent économique, l’État doit favoriser la libre concurrence et opter pour une politique de laisser-faire. »

Les principes du néolibéralisme ont été élaborés entre les années 1940 et 1960 dans le contexte de la Guerre froide. Tantôt larvé, tantôt ouvert, ce conflit, qui opposait le bloc communiste sous l’égide de l’Union soviétique aux pays capitalistes alliés, pour la plupart, aux États-Unis, relevait autant d’un choc de valeurs que d’une rivalité géopolitique. 

Pour bien souligner cette dimension idéologique, j’ai signalé une phrase d’allure prophétique prononcée par Margaret Thatcher, première ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990 : « L’économie est la méthode; l’objectif est de changer le cœur et l’âme. »

Nous reviendrons à cette idée un peu plus loin.

Ce qu’il importe de savoir dans un premier temps, c’est que la fin de la Guerre froide, survenue en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique, allait inaugurer une séquence historique caractérisée par le néolibéralisme triomphant. Les années 1990 voient la création d’un grand nombre de mesures et de structures ayant pour but de globaliser l’économie, pour le meilleur comme pour le pire, nous pouvons le dire en toute franchise. 

Il n’est que de penser, au niveau continental, à l’Accord de libre-échange nord-américain, ou ALÉNA, qui a instauré une zone commerciale entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. À l’échelle internationale, c’est l’Organisation mondiale du commerce (OMC), fondée en 1995, qui s’est chargée de promouvoir le libre-échange, parfois au détriment de la souveraineté des États.   

Malgré ses promesses d’une humanité mieux connectée et surtout plus prospère, l’approche néolibérale s’est attiré beaucoup de critiques, dont le géographe économiste David Harvey, l’un des plus fins analystes des effets de la mondialisation. 

Harvey écrit : « On peut donc interpréter la néolibéralisation soit comme un projet utopique pour réaliser un dessein théorique de réorganisation du capitalisme international, soit comme un projet politique pour rétablir les conditions de l’accumulation du capital et restaurer le pouvoir des élites économiques. »

Il faut souligner, en toute justice, que le niveau de vie des populations a augmenté d’une façon fulgurante et encourageante dans plusieurs régions jusque-là jugées « sous-développées ». Le « projet utopique » n’est pas que chimères.

Mais c’est ce deuxième aspect qui a provoqué et qui continue de provoquer l’inquiétude et l’indignation chez les détracteurs du néolibéralisme : sous prétexte de maximiser la liberté et de fixer des règles neutres et justes pour tout le monde, les architectes du système financier international chercheraient surtout à creuser les inégalités pour mieux s’enrichir. 

Cet objectif se manifesterait le plus brutalement par l’imposition de mesures d’austérité qui forcent des gouvernements confrontés à des défis budgétaires à couper les services publics ou à les privatiser (ce qui revient souvent au même), quitte à faire souffrir leurs populations plutôt que d’encourir des sanctions punitives de la part des institutions internationales. 

Toujours selon cette critique du système économique, l’exploitation brutale des travailleuses et travailleurs dans des pays vulnérables représenterait l’une des conséquences désastreuses du programme néolibéral, comme dans les mines de l’Afrique centrale, les zones industrielles de Chine ou les usines du Mexique et d’Amérique centrale connues sous le nom de « maquiladoras ». La crise climatique en constituerait une autre – et non pas des moindres.

Certes, les excès du modèle néolibéral ont fait l’objet de mouvements contestataires, parfois regroupés sous l’étiquette « d’altermondialistes », c’est-à-dire, prônant une mondialisation alternative – plus solidaire, plus humanitaire et plus écologique. Les manifestations de 1999 à Seattle, où s’est tenue une conférence de l’OMC, et de 2001 à Québec, où s’est réuni le Sommet des Amériques concernant une éventuelle zone de libre-échange plus vaste encore que celle de l’ALÉNA, ont marqué la phase initiale de ce mouvement.

Malgré ces campagnes dissidentes, il y a tout lieu de croire que le néolibéralisme a pris le dessus, du point de vue idéologique. À bien des égards, nous sommes toutes et tous devenus des néolibéraux dans la mesure où la pensée néolibérale se serait faite aussi omniprésente et invisible que l’air que nous respirons.   

Qu’est-ce que cela veut dire ? Depuis un certain nombre d’années, nous sommes tous sommés de penser comme des investisseurs et des entrepreneurs, dans tous les domaines et à toutes les étapes de nos vies. Ce phénomène a été traité avec brio par le sociologue Randy Martin dans un livre sorti en 2002, The Financialization of Daily Life (traduction : « La financiarisation de la vie quotidienne »). 

Autrefois réservées à l’actualité financière, les discussions sur l’état des marchés boursiers, par exemple, se sont insinuées dans les conversations ordinaires. Tout le monde est encouragé à envisager chaque action et chaque décision selon une logique de gestion budgétaire et de profits possibles. Si nous essuyons des échecs, il serait mal vu d’en chercher une cause sociale ou systémique, car, tout le monde le « sait », qui investit bien s’en sortira bien. Ainsi, la réussite individuelle l’emporterait désormais sur le bien-être collectif.

C’est ainsi que nous finissions par accepter toutes sortes de formes de déresponsabilisation de la part de l’État, que ce soit dans le domaine de la santé, de l’éducation, des services sociaux et j’en passe. Il semble normal pour nous que les garanties d’autrefois soient retirées au nom sacro-saint de l’équilibre budgétaire. 

Sous ce rapport, la première ministre Thatcher et ses disciples peuvent crier victoire : le programme néolibéral a changé notre cœur et notre âme. 

J’évoquerai ici un domaine qui m’est cher, à savoir le secteur de l’éducation et plus spécifiquement le rôle de l’enseignement postsecondaire. La mission traditionnelle et fondamentale des universités consiste à assurer la préservation, le développement et la transmission du savoir. Notre vocation sociale est de former des citoyennes et des citoyens dotés de facultés critiques essentielles à la vie démocratique. Nos étudiantes et étudiants finissent certes par acquérir des connaissances et compétences pertinentes à la réussite professionnelle, mais cette priorité-là n’enlève rien, idéalement, à la fonction véritable de l’institution.

Or, de plus en plus, la logique néolibérale veut soumettre les universités aux règles du marché économique. Sont privilégiés les domaines qui « rapportent » tandis que les postes menant à la permanence au sein du corps professoral, qui garantissent la liberté académique ainsi que l’attachement à l’institution, sont délaissés au profit de contrats à court terme.

Soumises aux impératifs de rentabilité qui n’ont rien à voir avec leur mission, les universités se voient davantage comme des entreprises qui desservent une « clientèle », non pas comme des institutions qui forment des penseurs et de futurs citoyens et citoyennes. C’est par ce glissement que se justifient des hausses des frais de scolarité à n’en pas finir.

On nous dit qu’aucune autre voie n’est possible et, inéluctablement, nous trouvons cela normal.

Ainsi, la néolibéralisation passe non seulement par des traités et des politiques en matière de commerce, mais aussi par une colonisation de nos esprits, une invasion mentale aussi pernicieuse qu’imperceptible. À cet égard, une population avertie en vaut deux, voire plus.