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le Jeudi 12 novembre 2020 14:38 Non classé

« Ces frontières qui ne rouvriront pas de sitôt… (2e partie) »

Cette carte de la CIA montre la région contestée du Cachemire ainsi que, dans le coin inférieur gauche, la frontière indo-pakistanaise dont les installations forment une ligne lumineuse visible depuis l’espace. — Library of Congress, Geography and Map Division.
Cette carte de la CIA montre la région contestée du Cachemire ainsi que, dans le coin inférieur gauche, la frontière indo-pakistanaise dont les installations forment une ligne lumineuse visible depuis l’espace.
Library of Congress, Geography and Map Division.
Mardi 3 novembre dernier, l’électorat des États-Unis, comptant environ 147 millions d’Américaines et Américains, débarrassait le monde du président Donald Trump. C’est assurément une bonne nouvelle. Toutefois, le départ prochain du bruyant locataire de la Maison blanche ne nous débarrassera pas du phénomène qu’il incarne, c’est-à-dire le populisme nationaliste.
« Ces frontières qui ne rouvriront pas de sitôt… (2e partie) »
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Stefan Krasowski

Fondée sur l’attitude de repli face à la mondialisation, sur la nostalgie identitaire et sur la diabolisation des minorités et des migrants, la logique populiste de droite a pris le dessus dans de nombreux pays – du Japon, gouverné pendant huit ans, de décembre 2012 jusqu’en septembre dernier, par le très nationaliste Shinzo Abe, à la Hongrie, où le premier ministre Viktor Orbán s’appuie sur la xénophobie régnante, en passant par le Royaume-Uni, où le fameux Brexit, soit le retrait de l’Union européenne, apparaît comme une autre manifestation du fantasme, devenu réalité, des frontières fermées. 

Un autre ingrédient indispensable du populisme nationaliste, c’est bien sûr l’apparition d’un « homme fort », un dirigeant autoritaire chargé de « remettre les pendules à l’heure », pour ainsi dire. C’est le rôle que Donald Trump aurait voulu jouer… et que d’autres sont en train de réaliser dans leurs pays respectifs.    

Ce contexte a toute sa pertinence par rapport à la troisième frontière internationale que nous étudierons, après avoir examiné celles séparant la Turquie et l’Arménie, d’une part, et l’Algérie et le Maroc, d’autre part (chronique du 30 oct. 2020). Il s’agira ici de jeter un coup d’œil sur le différend opposant l’Inde au Pakistan, différend d’apparence insoluble qui tourne parfois au conflit armé. Or, depuis 2014, l’Inde, qualifiée de plus grande démocratie du monde avec près de 1,4 milliards d’habitants, est dirigée par le Bharatiya Janata Party (BJP). Son idéologie nationaliste puise dans un suprémacisme religieux hindouiste dont le premier ministre Narendra Modi est le fier porte-étendard. C’est la minorité musulmane du pays – minorité fort nombreuse composant près de 15 % de la population – qui en fait les frais. Celle-ci subit des politiques discriminatoires et des violences destinées à semer la terreur. 

Voilà l’un des éléments qui envenime le conflit avec le Pakistan, pays voisin qui formait autrefois, avec l’Inde et le Bangladesh actuels, le territoire des Indes britanniques. Depuis leur indépendance en 1947, cette dispute concerne principalement la région du Cachemire, revendiquée par les deux États, en plus de certaines parties administrées par la Chine. Divisée par une ligne de contrôle hautement militarisée, cette zone se fait souvent le théâtre d’escarmouches entre les deux armées et d’attentats terroristes. Il y en a eu en l’an dernier, en février et mars 2019, et, plus récemment, à la fin septembre dernier. Le fait que l’un et l’autre pays détiennent l’arme nucléaire érige ce conflit en enjeu géopolitique majeur. À cette dynamique s’ajoute le mouvement indépendantiste des Sikhs, dont cette région constitue le foyer démographique et spirituel.

Ce n’est pas qu’au Cachemire que l’Inde et le Pakistan se tiennent sur leurs gardes. Leur frontière terrestre, qui mesure 3 323 kilomètres, s’étendant de l’Himalaya jusqu’à la mer d’Arabie, est à peu près bouclée. Hautement surveillée au moyen d’installations sécuritaires musclées, elle est visible depuis l’espace.

Parmi la poignée de postes-frontières encore accessibles, celui de Wagah se signale par ses manifestations patriotiques quotidiennes, de plus en plus célèbres. Chaque soir, cette petite ville proche de la métropole pakistanaise de Lahore accueille des milliers de spectateurs, de part et d’autre de la frontière, qui viennent assister à des cérémonies militaires d’une grande théâtralité. Mêlant rivalité et fraternité, cette mise en scène de la fierté nationale n’arrive pas pour autant à diminuer le sérieux de l’impasse diplomatique.  

Un point fait consensus : l’établissement de la frontière en 1947 résultait d’un travail bâclé. Lorsque « le joyau de la couronne britannique » devait être réparti entre l’Inde, nation multiconfessionnelle à majorité hindoue, et le Pakistan, État musulman qui comprenait initialement le Bangladesh actuel, la tâche fut confiée à un avocat britannique, Sir Cyril Radcliffe. Au bout de quelques semaines, il avait tracé une ligne de démarcation destinée à assurer la « partition des Indes ».

La suite fut catastrophique sur le plan humain et diplomatique. Pour résumer les événements, je cède ma plume à Nisid Hajari, auteur de l’ouvrage Midnight’s Furies: The Deadly Legacy of India’s Partition (2015) :

« [Plus de] 70 ans plus tard, “partition” est devenue synonyme d’horreur. Au lieu de se prendre la main lors de leur naissance jumelle, l’Inde et le Pakistan allaient se plonger dans les pires massacres sectaires que le monde moderne avait vus. »

Il poursuit : « Au moins 14 millions de réfugiés furent déracinés dans ce qui demeure la plus grande migration forcée de l’histoire. Le Pakistan occidental fut pratiquement vidé d’Hindous et de Sikhs; la moitié indienne du Pendjab perdit la quasi-totalité de ses musulmans. Cette conflagration peut être considérée comme l’un des conflits civils les plus meurtriers et les plus brutaux du 20e siècle, inégalé jusqu’aux massacres de 1994 au Rwanda. »

Je vous épargnerai une description de ces atrocités.

« Ce qui, en vérité, continue de hanter le monde d’aujourd’hui, ce sont les furies qui ont été déchaînées en 1947 – les craintes, les méfiances et les haines qui ont été forgées dans le creuset brûlant de la Partition. Pendant ces quelques semaines et les mois qui suivirent, un dangereux gouffre psychologique s’est ouvert entre l’Inde et le Pakistan. » 

Ces deux frères ennemis se sont livré la guerre par quatre fois, lors de la première (1947-48) et la deuxième (1965) guerres du Cachemire, de la guerre indo-pakistanaise de 1971 qui aboutit à l’indépendance du Bangladesh et de la guerre de Kargil (1999). Ce dernier conflit était caractérisé par le soutien actif d’Islamabad (Pakistan) à des terroristes islamistes. (On se rappellera aussi que le Pakistan abritait Oussama ben Laden, assassiné par les forces spéciales américaines en 2011.)

Ce bilan peu reluisant et franchement décourageant revêt tout de même une dimension contradictoire dans la mesure où, de l’avis de bon nombre d’observateurs, les Indiens et les Pakistanais ordinaires s’aiment bien et font preuve de beaucoup d’affinités. C’est le sentiment qu’exprimait l’historien musulman Adnan Rashid dans un épisode de la balado britannique Blood Brothers (22 janv. 2020) que j’écoutais l’autre jour : unis par une même culture et par une histoire millénaire, Indiens et Pakistanais seraient capables de vivre ensemble si ce n’était pour la propagande politique.

En témoigne l’exemple du petit village de Hedon Bet, abandonné par sa population musulmane lors de la partition de 1947. De nos jours, les résidents hindous et sikhs continuent d’entretenir sa mosquée et son cimetière, par souvenir respectueux des familles musulmanes qui n’y ont plus accès (The Print, 4 janv. 2020). 

Même si la frontière indo-pakistanaise ne risque pas de rouvrir de sitôt, des points de lumière apparaissent. Importante, certes, la défaite de Donald Trump n’est pas notre seule lueur d’espoir face à l’intolérance et l’injustice.