Pour cette raison, l’île Georges a parfois été comparée à Alcatraz, la célèbre prison fédérale de la baie de San Francisco. Depuis que celle-ci a été reconvertie en site touristique, au début des années 1970 – peu après son occupation par des militants de la cause autochtone – Alcatraz attire des millions de visiteurs. L’île Georges pourrait-elle connaître un destin semblable? Si oui, comment en faire un lieu de mémoire digne?
La question suscite des réflexions depuis plusieurs années. Alors que Parcs Canada procède à l’aménagement de l’île, la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse est intervenue à quelques reprises pour exprimer les vœux et préoccupations de la communauté francophone. Je me rappelle, pour ma part, avoir été choqué, en tant que chercheur engagé et solidaire en études acadiennes, quand des soupers à la chandelle y ont été organisés il y a trois ou quatre ans. À mes yeux, ce genre d’activité banalisait la signification historique et mémorielle associée au Grand Dérangement.
Pour mieux apprécier la valeur patrimoniale de l’île Georges, mieux vaut s’y rendre. Or, au début du mois d’août, les autorités provinciales ont annoncé son ouverture partielle pendant plusieurs fins de semaine, en collaboration avec Ambassatours Gray Line. L’occasion était à saisir : le matin du samedi 5 septembre, je partais en compagnie de trois membres de mon équipe de recherche – Audrey Paquette-Verdon, Mykkaela Lutes et Bailey Ross, tous les trois étudiants de l’Université Sainte-Anne – à la découverte de cette petite île au passé tourmenté.
La date de notre visite n’était pas anodine. C’était le 5 septembre 1755 que le lieutenant-colonel John Winslow lisait le funeste ordre de déportation aux hommes rassemblés dans l’église Saint-Charles-des-Mines à Grand-Pré.
Avant notre excursion, les membres de l’équipe devaient bien sûr se renseigner davantage sur l’historique de l’île Georges, pendant et depuis le Grand Dérangement.
Fréquentée pendant des millénaires par les Mi’kmaq qui venaient exploiter les ressources naturelles de Kjipuktuk, c’est-à-dire le Grand Havre, l’île nommée par les Britanniques après le roi Georges II a joué un rôle considérable dans la défense du port d’Halifax, et ce dès la fondation de la ville en 1749. Les premières installations souterraines remontent à cette période. Après avoir servi de prison dans les années 1750-60, le fort Charlotte, en forme d’étoile, fut construit en 1794, suivi d’autres améliorations au cours du 19e siècle.
Un rapport publié par Parcs Canada en 2009 résume l’évolution ultérieure du site : « L’île a été peu utilisée pendant la Première Guerre mondiale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle abritait des canons antiaériens. En 1960, l’île a été transférée du ministère de la Défense nationale à la Division des parcs nationaux. Parcs Canada est l’entité propriétaire et administratrice de l’île, à l’exception d’un secteur où se trouvent un héliport de la Garde côtière canadienne, un phare et une station radar. »
L’île Georges fait partie d’un ensemble de cinq lieux historiques, avec la Citadelle-d’Halifax, le Fort-McNab, la Tour-Prince-de-Galles et la Redoute York, composant le Complexe de défense d’Halifax qui représente un important patrimoine naval et militaire au sein de l’Empire britannique.
L’épisode de la détention de familles acadiennes demeure relativement méconnu, malgré une reconnaissance grandissante dont témoigne, par exemple, le documentaire de Phil Comeau, Zachary Richard, toujours batailleur (2016). La recherche historique a commencé à rattraper le passé grâce à un livre de Dianne Marshall, Georges Island : The Keep of Halifax Harbour (Nimbus Publishing, 2003). Cet ouvrage, qui consacre un chapitre entier au sort des Acadiens à Halifax, a toutefois le défaut d’en exagérer le nombre qui y ont séjourné. C’est un article de l’historien Ronnie-Gilles LeBlanc Les Acadiens à Halifax et dans l’île Georges, 1755-1764, paru en 2013 dans la revue Port Acadie, qui fait désormais autorité.
Selon M. LeBlanc, environ 800 et 1000 Acadiennes et Acadiens seraient passés par Halifax à cette époque. Dès juillet 1755, une quinzaine de députés acadiens, ayant refusé le serment d’allégeance inconditionnelle, furent incarcérés à l’île Georges. D’autres groupes ont suivi, y compris des femmes et enfants de Beaubassin qui avaient tenté d’échapper à la déportation. De l’hiver 1760 au printemps 1761, il y avait 600 Acadiens dans la région de la capitale, « dont une bonne partie dans l’île Georges » dans des conditions tout à fait pénibles. L’année suivante, les autorités locales essayèrent d’expulser 915 prisonniers vers Boston, où ils furent refoulés et renvoyés à Halifax. Parmi les 600 hommes, femmes et enfants qui, guidés par Joseph Broussard dit Beausoleil, partirent pour les Antilles en novembre 1764, et dont un grand nombre allait s’établir en Louisiane, plusieurs avaient été détenus à l’île Georges.
Pour tout dire, sans connaître le rôle de l’île Georges pendant la guerre de Sept Ans, il est impossible de comprendre l’histoire du Grand Dérangement et de la campagne de nettoyage ethnique que menait alors le gouvernement colonial à l’encontre du peuple acadien. Justement, dans son mémoire de mars 2019, la FANE déplorait l’absence de reconnaissance dans les documents publics de Parcs Canada, tout en revendiquant que « l’accès à l’île Georges soit facilité en préservant le caractère sacré de ce lieu, en tant que cimetière, lieu de désolation et de souvenir pour les Acadiens du monde entier. »

Notre visite nous a permis de confirmer que l’aménagement actuel des lieux ne néglige pas ces aspects. Certes, nous avons été déçus que la présence acadienne n’ait pas été évoquée par notre guide, une jeune Québécoise accueillante et enthousiaste. Néanmoins, un panneau explicatif au sujet des Acadiens attisait l’intérêt de plusieurs visiteurs. En voici le texte intégral :
Les Acadiens sont les descendants des colons français qui ont fondé Port-Royal, en Nouvelle-Écosse, au début du 17e siècle.
Malgré un état de guerre permanent créé par la France et l’Angleterre qui se disputaient l’hégémonie du territoire, les Acadiens se sont dotés d’une histoire et d’une culture distinctes. Ils ont appelé ce territoire l’Acadie.
De 1755 à 1764, les autorités britanniques ont déporté plus de 10 000 Acadiens afin de créer une colonie anglaise protestante et de prendre possession de leurs terres fertiles. Les propriétés ont été saisies, les bâtiments, rasés, et les familles, déchirées.
Environ un millier d’Acadiens – hommes, femmes et enfants – ont été faits prisonniers sur l’île Georges et détenus dans deux entrepôts souvent exposés aux intempéries, sur le flanc de la colline, en contrebas. Pour la communauté acadienne, l’île Georges est aujourd’hui un lieu sacré. Elle représente un lien tangible avec la tragédie humaine qui a eu lieu ici il y a quelque 250 ans.
À quelques nuances près, sur lesquelles je m’abstiendrai d’ergoter ici, cette explication arrive à communiquer l’essentiel de ce drame. C’est un point de départ adéquat, mais il ne faut pas s’arrêter là.
Si je m’intéresse, moi, à l’île Georges, c’est aussi pour son rôle dans la formation de la diaspora acadienne. En parcourant la liste des individus repérés par Ronnie-Gilles LeBlanc, liste présentée en annexe de son article, on ne peut qu’être impressionné par l’étendue des destinations ultimes de ces prisonniers, après leur libération : Arichat, Bonaventure (Québec), Bouctouche (N.-B.), Cherbourg (France), Miquelon, Saint-Martinville (Louisiane), Môle Saint-Nicolas (Haïti), La Nouvelle-Orléans, et j’en passe.
Cela suffit à nous rappeler, de façon touchante et troublante, que l’expérience acadienne, c’est un peu l’histoire du monde moderne aussi.