Ce genre d’instructions nous révèle un précieux témoignage au sujet de comportements observés par Sigogne de certains paroissiens de son temps. C’est une sorte d’attestation très rare par rapport au temps et au lieu, car peu d’écrits existent décrivant la vie socioculturelle de ses Acadiens à l’époque. Grâce à ces manuscrits sigogniens, nous découvrons des détails, parfois étonnants, dans la vie de nos ancêtres qui seraient autrement inconnus, ce qui en fait une valeur inestimable pour mieux comprendre le vécu de ceux-ci.
(Ici se termine la transcription du sermon commencée il y a deux semaines dans ces colonnes … )
[584, bas de page]J’ajouterai, avant de finir, une autre cause sérieuse de dégoût qui vient encore de vous. Je ne puis m’empêcher de trouver étrange, et il l’est en effet, que depuis que je suis [585]parmi vous, lorsqu’on est venu devant moi pour quelque difficulté ou pour avoir mon avis ou que j’ai fait ou dit quelque chose en public, on a aussitôt crié à l’injustice en sorte que quelques-uns ont été assez libres que de dire devant moi et ailleurs que si on voulait avoir justice il ne fallait pas s’adresser au prêtre. Ces propos sont bien mortifiants pour moi, je vous l’assure. Mais cependant, je puis donner des raisons solides et consciencieuses conformes aux principes de toutes les décisions que j’ai pu donner sur certaines affaires. J’en ai entendu se plaindre que je ne rendais pas justice parce que je n’humiliais pas les parties coupables selon qu’elles pouvaient mériter. Je vous déclare, chrétiens, que si on vient devant moi pour des réparations d’honneur ou de bien, lorsque je trouverai les parties coupables, convaincu selon ma conscience, je veux bien être le ministre de la justice pour la réparation de la réputation ou du tort fait au prochain, mais jamais celui de la vengeance d’aucun particulier ; et quand la partie coupable aura satisfait à la justice et se soumettra, je n’irai jamais plus loin avec elle et je n’exigerai rien de plus. Le prochain doit être content s’il recouvre son bien et si son honneur est à l’abri de la tache dont on l’a voulu ternir. S’il veut user de vengeance il passe ses droits ; il ne devrait pas se plaindre si je ne veux pas me joindre à lui, car, mes frères, la vengeance du crime appartient à Dieu.
Ces considérations et toutes ces circonstances que je viens d’exposer tant sur votre compte que sur le mien, je les ai sérieusement examinées. Je me suis persuadé que j’avais perdu votre confiance, au moins en partie, en ayant mon ministère et ma personne compromis, avilis, vilipendés et méprisés publiquement le jour de Noël. C’est que j’étais prêt à commencer la messe étant déjà habillé et pour ne plus être exposé davantage à un tumulte scandaleux, vu l’état de la paroisse et me persuadant que je me trouverais bien d’autres fois exposé à de pareilles scènes à cause des désordres qui se multiplient, enfin si je veux sauver ma conscience et faire mon devoir, j’ai pris le parti de vous remercier pour ce que vous avez fait en ma faveur sans vouloir me plaindre ici d’aucune autre chose que de ce que je venais de dire, méprisant assez le temporel pour n’en pas parler [586]en cet endroit et étant d’ailleurs disposé à tout perdre en ce point-là, plutôt que d’agir contre ma conscience ou de m’abandonner au caprice de gens sans principes, sans mœurs, sans respect pour l’Évangile et l’Église, sans ordre, ivrognes, indiscrets et tracassiers.— [580, mi-page]Je vous dis que je ne suis pas disposé à me laisser tenter par une somme d’argent plus considérable que vous voudriez m’offrir pour endurer et permettre plus longtemps sans rien dire des désordres qui font aujourd’hui le sujet de mon chagrin et de mes observations. Toutefois, dans un autre sens, je veux bien me contenter d’une somme modique si ce que j’entreprends de faire diminue le nombre des contribuables ; j’aime mieux n’avoir que peu et n’avoir à faire qu’à des chrétiens sobres, sages et tempérants.—
[586]Ainsi je vous prie sérieusement de penser à vous procurer un autre pasteur si vous voulez encore pratiquer votre religion. Peut-être qu’un autre vous conviendra mieux que moi et qu’il aura plus de vertu et de force pour arrêter le vice et pour vous plaire. Quant à moi, je ne veux plus l’être plus longtemps à moins que vous ne vouliez vous conformer absolument aux conditions que je m’en vais vous détailler ; elles sont toutes à votre avantage, même temporel, et assurément au bien-être et à l’honneur de votre établissement.
D’abord il n’y aura que trois maisons publiques ou auberges dans l’endroit, quatre au plus, cela à distances convenables pour la commodité et la nécessité des voyageurs et non pour faire des rassemblements de jeunes gens pour des repas de débauche ; une à la Rivière-aux-saumons, l’autre à Meteghan, la troisième aux environs de l’église. Je ne veux pas parler des marchands qui vendent l’eau-de-vie à grandes mesures s’ils ont une licence pour le faire, mais si les aubergistes ou les marchands catholiques vendent à des enfants de famille ou souffrent chez eux des repas de débauche, je ne les recevrai pas aux sacrements et s’ils persévèrent à le faire je ne veux plus avoir rien à démêler avec eux ni avec leur famille, si ce n’est les enfants encore jeunes qui ne peuvent rien faire aux désordres de leurs parents.
En second lieu, on ne souffrira aucun cabaret ou aucune maison où l’on vend de l’eau-de-vie ou d’autre boisson à cache-pot ou sans licence, car c’est là la principale source du désordre. Je dirai un mot sur cela. Je remarque que ces maisons se multiplient et qu’aujourd’hui on trouve un si bon débit de cette marchandise dangereuse et pernicieuse dans l’usage qu’on dit hautement, je l’ai au moins entendu répété plusieurs fois, qu’on ne peut plus faire d’argent que par là. Ensuite c’est le gouffre où s’engloutit votre bien, parce que vous [587]criez partout et tous les jours que vous ne pouvez plus vous en procurer ou en trouver ou en faire, comme vous dites, pour d’autres besoins essentiels. Hélas, hélas quels maux ! Quels abus ! Quand vous avez de l’argent vous êtes assez fous que de le dépenser aux cabarets. Quant à ceux qui tendent des pièges à la jeunesse en vendant l’eau-de-vie ou autre boisson sans licence à meilleur marché et à double profit, s’imaginent-ils en tirer de l’avantage ? Ils se trompent, ils font une injustice à la société, injustice que j’ai à me reprocher d’avoir souffert sans parler jusqu’à aujourd’hui et je me blâme devant Dieu de cette indulgence que je me persuadais devoir prendre à cause de la dureté de votre cœur, mais la chose tourne à ma confusion et à la vôtre. Ce bien, mes frères, étant le fruit du libertinage est trop mal acquis pour pouvoir prospérer et réussir à ceux qui cherchent à l’acquérir aux dépens de la conscience, de leur âme, de leur honneur et de la justice et pour la ruine des autres.
En troisième lieu, je ne verrai jamais à l’église des filles ou femmes avec des tabliers de mousseline fine brodés ou parfumés de fleurs ou de petite broderie ; j’ignore comment on appelle ces choses. Je ne verrai pas non plus de mouchoirs de cou brodés ou ouvragés, ou de soie trop éclatante. Croyez-moi, ces ornements superflus et peu utiles, coûteux et extravagants sentent beaucoup la folie et l’extravagance du cœur et de l’esprit, et ne conviennent point à des simples paysannes, à des gens qui doivent travailler à la terre et vivre et voyager au milieu des bois et des épines.
En quatrième lieu, on abolira absolument la folie du gâteau la veille des Rois. Mais je n’empêcherai pas un repas de famille ou entre amis et entre voisins le jour des Rois ou en tout autre temps pourvu que ce soit les chefs de famille qui le fassent et y président ; qu’il n’y ait point de rassemblements de garçons et de filles, ni danses, ni excès de boisson. Je demande encore qu’on abolisse absolument tout excès et tout [588]repas de débauche comme au carnaval et ce que vous appelez vulgairement froliqueset quilting[i], car tout ceci est l’occasion de la débauche et ne sert qu’à nuire et à corrompre la jeunesse.
Si ces quatre conditions vous conviennent, je veux bien continuer à exercer en votre faveur comme pasteur le ministère de l’Évangile. Si vous trouvez ces conditions-là dures, prenez que nous ne nous soyons jamais connus, car assurément il est temps d’arrêter les excès et je vous déclare positivement que ma conscience et la justice me crient hautement de m’arrêter et de ne pas conniver plus longtemps au libertinage et au luxe qui règnent parmi vous et qui s’accroissent tous les jours par ma faiblesse et la vôtre. Je veux une déclaration positive de l’acceptation de mes demandes ; prenez-la en considération. Je prendrai votre silence pour un refus. Je déclare aussi qu’à ceux qui souffrent dans leurs maisons ces repas de froliques et qui vendent de la boisson sans licence, je ne veux rien avoir à démêler avec eux ni avec ceux qui les approuveront. S’ils veulent toutefois, après être rentrés en eux-mêmes, venir à l’église et se servir de mon ministère, ils feront serment devant Dieu à ma connaissance qu’ils ne le feront jamais ; ensuite, s’ils refusent ces conditions je les abandonne à Dieu et à sa miséricorde. Je pardonne de tout mon cœur l’insulte que j’ai reçue le jour de Noël et je prie Dieu de la pardonner. Pardonnez-moi tout ceci. La nécessité et ma conscience me commandent impérieusement ; il faut obéir. Ô pères et mères de familles dont les enfants sont encore tendres et exempts de la corruption générale ! joignez-vous à moi ainsi que vous tous qui avez quelque sentiment d’honneur, de justice, de bonnes mœurs, de piété, de foi et de crainte de Dieu, et dont les enfants se débauchent, pour arrêter s’il est possible ce déluge de vices et d’excès qui nous inondent et nous menacent de ruine. Ayons ensemble recours à Dieu afin qu’il nous pardonne et qu’il nous assiste pour cela. Ouvrez les yeux pour voir le précipice où vous allez tomber. J’ai déchargé ma conscience en vous en avertissant convenablement.
[i]Le mot froliques esttiré du verbe anglais ‘to frolic’qui signifie « se divertir » ou « folâtrer ». Les Acadiens de l’époque ont sans doute adopté cet anglicisme pour se référer à leurs divertissements et leur amusement frivole.
Le mot quiltingvient aussi de l’anglais et, dans ce contexte, il signifie un rassemblement de voisins pour s’entraider à la réalisation d’un projet en commun. Ce genre de rassemblement devenait une occasion pour les participants de fêter durant ou à la suite de la réalisation du travail. Avec le temps, les fêtards ont probablement plus accentué l’aspect de la fête que celui du travail, et il en est résulté par conséquent certains abus dont fait mention Sigogne.