Pendant les 45 années au sein du peuple acadien, Sigogne ne manque aucune occasion de promouvoir les avantages d’une instruction, ne fût-ce qu’élémentaire. Lui-même hautement instruit, il désirait instituer chez son monde une volonté de s’avancer en société en lui incitant les mesures nécessaires pour s’instruire et surtout de faire instruire les générations naissantes.
Un sermon, par exemple, prêché à Sainte-Marie en 1832, et consacré uniquement à la question de l’éducation, résume assez bien les convictions du pasteur par rapport à la situation d’instruction parmi son monde. Rien ne laisse croire que la situation était tellement différente dans les autres régions de son immense territoire. Nous ressentons ici le désespoir du curé devant l’apathie de ses paroissiens quant à la volonté de faire instruire leurs enfants, et ce, plus de 30 ans suivant son arrivée parmi eux. Quelques extraits suffiront pour en donner le ton :
Il y a longtemps, chrétiens, que je déplore l’ignorance qui règne en ces pays. Jusqu’à présent, j’ai en vain cherché à y remédier/…/. L’ignorance est un vice, et ceux qui sont ignorants dans le monde ont un grand désavantage/…/si on savait le mérite, l’avantage, la valeur et le prix de l’instruction et de la science, on s’empresserait plus de l’acquérir/…/. Ouvrez les yeux et considérez tous les peuples qui nous avoisinent et nous environnent, ils savent mieux profiter de l’occasion et du temps pour s’instruire et faire instruire leurs enfants, au moins à lire et à écrire. Prenez exemple sur eux/…/. L’intelligence que Dieu a donnée aux hommes en général n’est pas moindre en vous que dans les autres peuples, mais vous n’avez pas le même zèle pour l’instruction, ni la même estime pour la science.1
Ce sermon était une entrée en matière pour annoncer une bonne nouvelle à ses paroissiens. Nous savons que Sigogne faisait régulièrement des démarches auprès du gouvernement pour obtenir toutes sortes de concessions au profit des siens. À cette occasion, il informe ses paroissiens qu’il a reçu une contribution financière pour des écoles, et qu’il se propose de faire faire la classe « les dimanches dans les galeries de l’église pendant trois heures [pour] ceux qui ne vont pas aux écoles ordinaires et journalières ». Les matières enseignées seront la lecture, l’écriture et le « catéchisme principalement ». Il exhorte tous les paroissiens à « encourager une pareille institution ».
Dans un autre sermon donné probablement vers la fin de sa vie, il remarque que « l’ignorance est le partage du plus grand nombre, espécialement(sic) dans ces pays-ci où l’on trouve si peu de ressources et beaucoup d’obstacles pour s’instruire ».2 Et encore, dans une autre instruction, il exploite le même thème quoique d’une différente perspective où il fustige ses paroissiens pour le manque d’éducation accordée à leurs enfants :
Mais vous, chrétiens, vous avez si peu de respect pour vous-mêmes, pour vos familles, si peu d’attachement aux principes, je le dirai, si peu de vrais sentiments de religion que pour la plupart d’entre vous, vous vous fâchez les uns contre les autres à cause de votre église ou de votre prêtre, vous le faites devant vos enfants, à qui vous montrez ainsi le mauvais exemple et en qui vous insérez des préjugés d’indifférence pour ce qu’ils devraient estimer et respecter; vous leur donnez de la haine pour ce qu’ils devraient aimer ; vous attendrez-vous après cela, peuple incrédule et ignorant, peuple divisé, jaloux, médisant, peuple ingrat et intéressé, lorsqu’il s’agit du service de Dieu/…/d’avoir des enfants plus sages, plus instruits, mieux réglés, plus religieux, plus pieux, plus modestes, moins libertins, plus zélés, moins incrédules, plus réservés dans leurs paroles, dans leurs actions, moins médisants, moins querelleurs que vous et meilleurs enfants que vous n’êtes bons pères ?3
Constamment, Sigogne revient sur ce thème de l’éducation. Il proteste vigoureusement contre l’état des choses en ce domaine qu’il regrette énormément : « l’ignorance est grande et la foi faible ».4 Cette poussée infatigable de Sigogne ne diffère pas du courant post-tridentin de son époque qui voulait à tout prix, comme moyen de réforme et de salut, éclairer et instruire les populations. Selon cette nouvelle vague dans l’Église, le chrétien devait avoir une connaissance minimale des vérités nécessaires au salut. Selon les autorités de l’Église, l’ignorance était l’un des éléments qui contribuait à la « masse de perdition » dans cette large question de la pastorale de la peur.5
Administrateur pastoral et constructeur d’églises, Sigogne s’efforçait sans relâche à répondre à autant de besoins qu’il pouvait humainement le faire parmi son peuple. En homme d’action qu’il était, il ne faut pas s’étonner de le voir entreprendre des démarches concrètes pour corriger le manque d’éducation parmi ses ouailles. Il s’était d’ailleurs montré intéressé à l’éducation de la jeunesse pendant son exil en Angleterre, comme nous l’avons constaté dans nos chroniques antérieures (voir chroniques du 24 janvier 2020, du 8 et 15 mai 2020).
Dès son arrivée en Acadie, il n’avait pas tardé à établir quelques structures relatives à l’enseignement dans le fameux Règlement qu’il avait fait approuver par ses paroissiens (voir chronique du 20 décembre 2019). A l’article 20 de ce Règlement, les deux catéchètes doivent non seulement faire régulièrement le catéchisme, mais encore doivent-ils enseigner à lire et à écrire, s’ils le peuvent, « et pour lors leur rétribution sera augmentée en proportion ». Durant la même époque, Sigogne avise son évêque qu’il a « écrit au Lieutenant-gouverneur à Halifax pour lui demander son approbation et son assistance pour établir une école avec une maison à Sainte-Marie. J’en ai reçu une réponse très favorable. »6 Malheureusement, les copies originales de la demande et de la réponse à cette démarche n’ont pas encore été trouvées; cependant l’allusion qu’y fait Sigogne démontre déjà son intérêt à corriger une situation qu’il jugeait inacceptable.
Par ailleurs, plusieurs références dans sa correspondance reflètent son grand souci d’apprendre la langue du peuple mi’kmaq afin de mieux l’instruire des vérités de la foi chrétienne dans sa propre langue, mais sans doute aussi pour lui apprendre à lire et à écrire. Une lettre en particulier, datée du 3 novembre 1815, mentionne l’une de ces démarches entreprises auprès de son évêque ; il lui demande une copie des « cahiers pour l’administration de l’extrême onction en Mickmaque(sic), avec une instruction pour les dimanches, un vocabulaire, la forme de la conjugaison des verbes dans toutes leurs variations et la clef des caractères hiéroglyphiques de leurs livres ».7 Une autre chose inspire l’admiration de Sigogne dans cette lettre et révèle la volonté invincible du missionnaire à surmonter tout obstacle lorsqu’il s’agit d’instruire l’un des siens avec un handicap particulier : « J’ai entrepris, dit-il, l’instruction d’un enfant muet comme je vous en avais parlé ; la chose me réussit. Votre Grandeur m’obligerait si elle pouvait me procurer la grammaire de l’abbé Siquart pour ces sortes de gens ; peut-être y trouverai-je du secours. » Il semblerait que Sigogne est vraiment le pasteur qui donne tout à tous.
(À suivre en partie 2 dans le prochain numéro de Le Courrier de la Nouvelle-Écosse)
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(Références)
1 Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson, Moncton (CÉA), CN-2-56; ce texte a été publié intégralement par Placide Gaudet dans L’Évangéline, le 20 février 1896.
2 Archives nationales Canada (AN), Ottawa, Fonds Sigogne, vol. 2, p. 357.
3AN, Fonds Sigogne, vol. 2, pp. 120-121.
4 Archives de l’archevêché de Québec (AAQ), 312 CN, N.-É. V:69, lettre du 8 mai 1811 à Plessis, p. 1.
5 Xavier de Montclos, Histoire religieuse de la France [Que sais-je?], Paris, P.U.F., 1988, p. 71. Pour une étude plus détaillée de la pastorale de la peur, voir aussi Jean Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983.
6 AAQ, 312 CN, N.-É., V:35, lettre du 13 décembre 1800 de Sigogne à Denaut, p. 2.
7AAQ, 312 CN, N.-É., V:71, lettre du 3 novembre 1815 de Sigogne à Plessis, p. 3. Un catéchisme en mi’kmaq et en français et une grammaire mi’kmaq ayant été employés par Sigogne sont conservés, grâce à Placide Gaudet, aux AN, RG 10, vol. 738.