Autant cela peut paraître contraire à la raison et aux impératifs de la santé publique, autant cette mesure obéit à une logique inaltérable chez le président Trump : blâmer la Chine.
Dans la situation actuelle, le gouvernement chinois est accusé d’avoir caché des informations sur l’origine du virus, tandis que l’OMS se voit taxée de complaisance envers Beijing – voire de pire. Le communiqué officiel évoque des problèmes « de gabegie, de dissimulation et d’échecs », auxquels s’ajouterait un favoritisme pro-chinois. Toujours selon l’administration Trump, une période de 60 à 90 jours permettrait de mener une enquête sur ces plaintes, dont certaines semblent fondées.
Reste que la pandémie continue de faire ses ravages et qu’on peut bien se demander si c’est vraiment le bon moment pour mettre les bâtons dans les roues de l’agence chargée de veiller à la santé publique à l’échelle internationale. N’a-t-elle pas besoin de disposer de tous les moyens possibles pour venir à bout du SRAS-CoV-2?
L’OMS, ou WHO en anglais pour World Health Organization, c’est l’une de ces institutions qui sont souvent nommées dans les médias, mais dont on n’a pas forcément une idée claire. On sait que l’OMS s’occupe de questions de santé, qu’elle est affiliée aux Nations Unies… et c’est à peu près tout. Or, un peu d’histoire aidera à mieux comprendre le différend actuel avec le gouvernement américain.
À cet égard, un proverbe latin s’applique parfaitement : nihil novi sub sole (il n’y a rien de nouveau sous le soleil.).
Fondée en 1948, l’OMS a pour mission « d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible », selon sa constitution. Son action repose sur le principe que « [l]a santé de tous les peuples est une condition fondamentale de la paix du monde et de la sécurité » et qu’« elle dépend de la coopération la plus étroite des individus et des États ». De nos jours, l’organisme réunit 192 États membres et mobilise 7 000 employés à travers le monde. Son budget totalise, bon an mal an, 4,5 milliards de dollars (américains), auxquels les États- Unis contribuent pour environ un dixième du total.
Les campagnes de l’OMS ont parfois connu des succès éclatants comme le programme d’éradication de la variole (1966- 1980). Toutefois, son existence n’a pas été de tout repos. Les tensions qui peuvent surgir à son endroit fournissent autant d’indicateurs des enjeux de la coopération multilatérale.
Par bonheur, un livre sur le sujet est sorti il n’y a pas longtemps : The World Health Organization: A History, de Marcos Cueto, Theodore M. Brown et Elizabeth Fee (Cambridge University Press, 2019). Ces trois auteurs sont des spécialistes renommés de l’histoire de la santé et des politiques publiques. (À noter que Fee est décédée en 2018, à 72 ans, et qu’elle avait été historienne en chef de la Bibliothèque américaine de médecine depuis 2011.) Tout en explorant les origines et l’évolution de l’OMS, ma série de chroniques se veut aussi un compte rendu de leur ouvrage fort éclairant, sans exclure d’autres sources qui seront consultées au besoin.
La coopération internationale en matière de santé, telle que nous la connaissons, a commencé à prendre forme au XIXe siècle, sous l’égide des puissances coloniales européennes. Bien sûr, l’histoire de l’humanité est ponctuée d’épidémies, et ce, depuis la nuit des temps. On se rappelle encore les ravages de la peste noire qui aurait fauché près de la moitié de la population de l’Europe au milieu du XIVe siècle ou encore, ici en Amérique, les maladies exogènes qui ont décimé les peuples autochtones, faute d’immunité collective contre les pathogènes venus d’outre- Atlantique. Toutefois, c’est dans la foulée de la révolution des transports du XIXe siècle, grâce au développement du bateau à vapeur et du chemin de fer, que plusieurs gouvernements ont pris conscience de la nécessité d’une meilleure concertation intergouvernementale pour empêcher la propagation des maladies infectieuses.
En 1851, le gouvernement français organisait la Conférence internationale sanitaire à laquelle furent conviés des représentants d’une douzaine de pays. L’objectif était de discuter des mesures à prendre pour contrer les épidémies de choléra qui sévissaient régulièrement depuis plusieurs décennies. C’était la première d’un cycle de plusieurs conférences qui allaient jeter les bases. Alors que la France aurait voulu en tirer un accord formel sur le système sanitaire maritime et instaurer un ensemble de règlements internationaux, il y avait plusieurs obstacles.
L’état des connaissances en microbiologie en était un. Le consensus n’était pas encore établi sur l’origine du choléra et d’autres maladies hautement contagieuses. Ces fléaux provenaient-ils d’un foyer endémique ou pouvaient-ils surgir n’importe où? Cette deuxième hypothèse attribuait les épidémies aux « miasmes » résultant de l’insalubrité.
Bien que révolues, ces incertitudes n’en trouvent pas moins des échos dans les débats que nous connaissons à l’heure actuelle. Au départ, les autorités européennes cherchaient surtout à protéger l’Occident contre des maladies associées aux peuples tenus pour inférieurs, souvent sous domination coloniale. Par exemple, les pèlerins musulmans étaient soupçonnés de ramener vers l’Europe le choléra qu’ils auraient contracté à La Mecque, au contact de leurs coreligionnaires du sous- continent indien. L’ouverture du canal de Suez en 1869, qui facilitera les voyages entre le bassin méditerranéen et l’Asie, viendra aggraver ces perceptions.
Et tout comme en 2020, les intérêts économiques pesaient lourd. Alors que les avancées scientifiques confirmaient le bien-fondé des mesures de quarantaine, et que l’opinion publique se rangeait de côté-là aussi, les compagnies privées faisaient pression sur les autorités publiques. Cueto, Brown et Fee expliquent : « Les grandes entreprises commerciales, et à plus forte raison celles impliquées dans l’importation et l’exportation de marchandises, avaient tendance à insister sur l’origine miasmatique, à s’opposer aux quarantaines et, lorsque celles-ci furent imposées, à tenter de convaincre les politiciens que leur imposition risquait de détruire l’économie plus que les épidémies elles-mêmes. »
Nihil novi sub sole.
Toujours est-il qu’à l’aube du XXe siècle le constat était solidement implanté : les malades ne connaissent pas de frontières, les microbes n’ont pas de passeports. C’est sur ce principe qu’allait se construire l’institutionnalisation de la santé publique internationale.