Confinés chez nous depuis plusieurs semaines, on se met à lire davantage pour le plaisir (et à cuisiner et à organiser nos bas quand on n’est pas en train de surveiller des enfants en mal de divertissement ou à se connecter à une visioconférence sur Zoom). Parmi les œuvres qui ont la faveur par les temps qui courent, il y a La Peste d’Albert Camus. Paru en 1947, c’est-à-dire à l’époque où l’on écrivait « les hommes » pour désigner tout le monde, ce roman devenu classique met en scène les efforts déployés pour lutter contre une épidémie qui se déclare en Algérie. En bon texte existentialiste, la trame narrative donne lieu à un examen lucide de la condition humaine. D’où la phrase porteuse d’espoir que je viens de citer, tirée de la fin du récit.
Face au SRAS-CoV-2, les gestes solidaires se multiplient à travers la planète, comme pour attester la véracité de l’observation de Camus.
Perchés sur leurs balcons, les Italiens chantent en chœur et jouent de la musique, faute de pouvoir se côtoyer dans la rue et de prendre le café avec leurs amis. Des élans similaires se produisent à Wuhan, en Chine, lieu d’origine du virus, où les résidents se lancent par la fenêtre des mots d’encouragement.
Non contents de seulement applaudir les professionnels de la santé qui rentrent chez eux après des journées de travail parfois dignes de La Peste, les Britanniques ont répondu massivement à un appel au bénévolat à la rescousse des cliniques et hôpitaux. L’urgence de la situation a été soulignée par la maladie du prince Charles et du premier ministre Boris Johnson, ce dernier ayant passé plusieurs jours à l’hôpital.
En Alberta, des femmes de la communauté huttérite de Pincher Creek cousent des masques de protection qu’elles donnent à qui en a besoin. Des collectifs semblables se sont activés dans de nombreux pays.
Un peu partout, des groupes Facebook se forment pour échanger des astuces, briser l’isolement et veiller au bien-être des membres et de leurs concitoyens.
Bref, nous assistons à l’épanouissement d’un civisme inspirant et nécessaire vu l’ampleur potentielle de la pandémie.
Un civisme nécessaire mais non pas suffisant, car, pour vaincre le virus, il faudra surtout une coopération internationale musclée et bien coordonnée.
Le pape François vient d’insister sur ce point-là dans sa bénédiction Urbi et Orbi, à l’occasion d’une messe pascale célébrée sans fidèles, distanciation sociale oblige. « Ce temps n’est pas celui des égoïsmes », affirmait-il tout en appelant les gouvernements à dépasser leurs rivalités et à renoncer aux sanctions internationales « qui empêchent les pays qui en font l’objet de fournir un soutien convenable à leurs citoyens ».
Sa volonté fait écho à la résolution adoptée le 3 avril par l’Organisation des Nations Unies et intitulée Solidarité mondiale pour lutter contre la maladie de coronavirus 2019. Ce texte préconise « une intensification de la coopération internationale pour contenir, atténuer et vaincre la pandémie, notamment en échangeant des informations, des connaissances scientifiques et de meilleures pratiques et en appliquant les lignes directrices pertinentes recommandées par l’Organisation mondiale de la santé ».
D’ailleurs le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, s’est prononcé dans les médias pour rappeler l’illogisme du chacun pour soi : si la pandémie commence à sévir en Afrique, elle regagnera l’Europe en même temps qu’elle fera des ravages parmi des populations très vulnérables.
On a pu avoir l’impression tout récemment que le président américain Donald Trump, qui a menacé d’empêcher la livraison de fournitures et d’équipements médicaux au Canada, n’y a rien compris. Or, force est de reconnaître qu’un grand nombre de pays – 69, pour être exact – ont pris des mesures qui vont dans le même sens. En Asie, par exemple, le Bangladesh, le Pakistan, la Thaïlande et Taïwan ont tous interdit l’exportation de masques de protection. Lorsque l’Inde a voulu restreindre la vente à l’étranger de l’hydroxychloroquine produite par son industrie pharmaceutique, l’administration Trump a crié au meurtre.
Une chronique parue dans The New York Times vient d’explorer les questions que j’ai abordées dans la dernière chronique. Peter S. Goodman, Katie Thomas, Sui-Lee Wee et Jeffrey Gettlemen écrivent : « Alors qu’ils combattent une épidémie qui fait fi des frontières, les dirigeants des plus grandes puissances économiques du monde sont tombés sous le charme de principes ouvertement nationalistes, ce qui mine les efforts pour endiguer le nouveau coronavirus » (le 10 avril 2020).
La tendance à l’isolationnisme pourra nuire à l’élaboration d’un vaccin, dans un premier temps, et à sa distribution équitable, dans un deuxième temps.
Les exemples positifs en matière d’entraide ne manquent pas, pourtant. En voici trois que je tiens à signaler et à célébrer.
Bien que l’assistance de la Chine et de la Russie continue d’être accueillie et saluée par plusieurs gouvernements, ce sont les brigades médicales de Cuba qui brillent par leur expertise, leur efficacité et leur courage. Après que l’Italie et l’Espagne ont profité de leur intervention, c’est au tour de la France – l’un des pays les plus riches du monde! – de demander le secours des médecins de la Grande Antille.
Dans la bande de Gaza, dont l’économie bat de l’aile depuis l’entrée en vigueur d’un blocus accablant que les autorités israéliennes imposent depuis 2007, des usines se concertent pour fabriquer des équipements personnels de protection. Ceux-ci seront distribués non seulement dans les territoires palestiniens, mais aussi en Israël, où le besoin se fait sentir de plus en plus.
Et chez nous en Acadie? Il y a quelques jours le village de Cap-Pelé, au Nouveau-Brunswick, annonçait le don de 4 000 masques par un citoyen désireux de garder l’anonymat. En plus de ceux qui ont été acheminés à un foyer de soins et aux deux hôpitaux de Moncton, un millier de ces masques ont été expédiés à Broussard, en Louisiane, qui est la ville-sœur de Cap-Pelé. Ce touchant geste de solidarité vient renforcer les liens d’amitié qui se sont renouvelés lors du dernier Congrès mondial acadien, geste qui sera d’autant plus apprécié que la Louisiane est fortement touchée par la pandémie.
Vers la fin du roman de Camus, l’un des personnages, le journaliste Raymond Ramber, fait la réflexion suivante en retrouvant sa femme : « Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé. »
Souhaitons plutôt que nos cœurs soient changés pour le meilleur.