Débordant d’émotion et d’indignation, ces propos publiés il y a quelques jours dans l’hebdomadaire Nashville Scene expriment un consensus fort chez la communauté kurde du Tennessee (Nashville Kurds: What Did We Do to Deser ve This? », le 8 octobre 2019), la plus importante des États-Unis. L’agent immobilier Gharib Silivaney a passé neuf ans dans un camp de réfugiés en Turquie avant d’aboutir à Nashville. Fait curieux, la capitale de la musique country, où résident plus de 15 000 immigrés kurdes et leurs descendants, est devenue l’un des foyers de cette diaspora originaire du Moyen-Orient, déjà implantée dans plusieurs pays d’Europe et au Canada également.
Ces jours-ci, Silivaney se joint aux autres Kurdes de Nashville et du monde entier pour dénoncer une récente décision de l’administration Trump : ayant soutenu les forces kurdes dans le combat victorieux contre l’organisation terroriste et totalitaire de l’État islamique en Irak et au Levant (ISIS ou ISIL, en anglais), l’armée américaine a reçu l’ordre de ne pas aider ses alliés face à l’agression de la Turquie. Celle-ci est en train d’envahir une zone de la Syrie où les milices kurdes ont établi un gouvernement autonome, le Rojava.
(Note : l’actualité de ce sujet m’a incité à suspendre jusqu’au mois prochain ma série de chroniques sur les zombis dans la culture populaire.)
La situation n’a rien de simple et, malheureusement, le peuple kurde n’en est pas à sa première déception.
Qui sont les Kurdes? Pourquoi se trouvent-ils dans ces circonstances?
Au nombre d’environ 40 millions de personnes, ce groupe ethnolinguistique représente l’une des plus grandes collectivités sans État au monde. Les Kurdes, qui ont une identité et des origines bien distinctes de celles des Arabes, occupent depuis des millénaires un territoire appelé le Kurdistan. Cette aire culturelle est partagée principalement entre quatre pays modernes, à savoir, d’est en ouest : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Leur langue, de la branche indo-aryenne, est composée de plusieurs dialectes bien différents les uns des autres. Même si la majorité des Kurdes pratiquent l’islam, il y a aussi des chrétiens, des juifs et des adeptes d’autres religions comme le zoroastrisme.
Il y a un siècle, à l’époque où la Première Guerre mondiale faisait rage, le Kurdistan devait devenir une réalité politique. Cette promesse fut abandonnée devant les protestations de la Turquie, née en 1923 des cendres de l’Empire ottoman. Depuis lors, les minorités kurdes subissent d’énormes pressions, allant jusqu’à la répression violente, visant à les marginaliser, voire à les faire disparaître.
Les aspirations et les frustrations des Kurdes en ont fait, à plusieurs reprises, des alliés de l’Occident et des États-Unis en particulier. Leurs organisations s’opposent vigoureusement à l’extrémisme islamiste, d’autant plus que le principe de l’égalité des sexes caractérise plusieurs courants du nationalisme kurde. Les forces kurdes créées depuis le début de la guerre civile syrienne comprennent environ 40 % de femmes, dont beaucoup de ces communautés forment des unités exclusivement féminines.
Or, il est impossible de séparer la cause kurde de l’action de sa diaspora, c’est-à-dire des communautés ayant émigré à l’extérieur de la région. Pour mieux comprendre ce phénomène, prenons les cas de la Turquie, pour cette fois-ci, et de l’Irak, dans la prochaine chronique.
Alors que la Turquie a toujours préconisé l’assimilation de sa communauté kurde, qui compte pour 20 % de la population, plusieurs Kurdes rêvent d’un pays indépendant et appuient un mouvement nationaliste dont le chef de file est le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, pour ses initiales en kurde). Le PKK est désigné comme une organisation terroriste, non seulement par Ankara, mais aussi par Washington et par l’Union européenne.
Or, l’Europe a accueilli depuis la Seconde Guerre mondiale un grand nombre d’immigrés de Turquie, surtout en Allemagne. Plusieurs centaines de milliers de Kurdes ont fait partie de ces courants migratoires. Les libertés politiques dans les pays d’accueil ont permis l’éclosion d’une mobilisation collective en faveur du Kurdistan. Dans les années 1980 et 1990, le PKK s’est livré à des attentats en Allemagne et ailleurs en Europe.
La criminalisation du parti et la capture de son chef Abdullah Öcalan, en 1999, ont amené les militants de la diaspora kurde à mieux adapter leurs stratégies aux normes de la vie politique en Europe. Les manifestations publiques, peu pratiquées au Moyen-Orient parce qu’illégales, sont désormais privilégiées, parmi d’autres activités de lobbying et de sensibilisation.
Il est à souligner que l’identité kurde est souvent renforcée par les expériences de la deuxième génération. Confrontés à la discrimination en Europe, les jeunes kurdes éprouvent un sentiment d’appartenance ethnique au-delà des clivages entre leurs pays d’origine et leurs dialectes respectifs, sentiment susceptible de se transformer en solidarité pour la cause kurde dans leurs terres ancestrales.
En témoigne cette déclaration d’un jeune homme recueillie par la professeure Bahar Baser, spécialiste de la diaspora en Europe :
« Je suis allé dans la ville natale de mes parents, au Kurdistan, pour la première fois dans les années 1990 et tout ce que j’ai vu, c’étaient des rues pleines de soldats, de chars armés et de policiers turcs qui maltraitaient les Kurdes. Lorsque je suis rentré en Allemagne, j’ai adhéré à une organisation kurde. »
La Turquie vient de lancer une opération de nettoyage ethnique dans le Rojava, tandis que le président Trump laisse faire. À Paris, à Berlin, à Bruxelles, à Rome et dans de nombreuses autres villes, les Kurdes font entendre leur colère. C’est la même colère que partage Gharib Silivaney, l’agent immobilier de Nashville. La chronique du 8 novembre traitera davantage des réactions de la communauté kurde aux États-Unis et au Tennessee en particulier.