En 1979, la compagnie Kellogg n’était pas la seule à contribuer à cette visibilité accrue du français dans la sphère publique dont s’inquiétait Madame Gillis qui estimait que cette langue minoritaire devrait être réservée à la sphère privée. En effet, même le Yarmouth Twin Cinemas, qui avait pignon sur rue dans la plaza
K-mart, annonçait l’horaire de ses projections en français dans les pages du Courrier. Ainsi, les francophones comprenaient que le dernier film de Mel Brooks, Blazing Saddles, était réservé aux 18 ans et plus et que les jeunes devaient attendre d’avoir 16 ans s’ils entendaient voir Love at first Bite, une comédie dans laquelle le célèbre comte Dracula est forcé de déménager ses pénates à New York pour retrouver l’âme sœur.
Ce qui inquiète, ce n’est pas tellement la présence d’opinions pareilles en 1979, à peine dix ans après l’entrée en vigueur de la Loi canadienne sur les langues officielles, c’est plutôt leur persistance et, plus récemment, leur recrudescence. Devant la montée récente de l’antibilinguisme en Ontario et au Nouveau-Brunswick, le sociologue Marc Johnson avait choisi de dépoussiérer une étude qu’il avait menée en 1985 sur la teneur des discours antibilinguisme qui circulaient dans les quotidiens anglophones du Nouveau-Brunswick dans la foulée du rapport Bastarache. Il en dégageait les mêmes grands thèmes soulevés dans le discours de Madame Gillis. Ce sont ces mêmes trois ou quatre thèmes qui figurent aujourd’hui au cœur des justifications des groupes tels que Canadians for language fairness, véritable fer de lance des politiques antibilinguisme. Comme quoi, l’argument anti-bilingue n’a guère évolué en 50 ans.
Si en lisant les propos de Gillis, on a l’impression de lire la plateforme électorale de Blaine Higgs ou de Doug Ford, que dire du véritable sujet sur lequel portait la rencontre, à savoir l’assimilation des Acadiens? Dans son éditorial, Cyrille LeBlanc met justement cette question à l’avant-plan, faisant ainsi écho aux dires plutôt pessimistes de Ritchie Hubbard et du père Léger Comeau. Le premier parle de son expérience de francophone qui a refusé très tôt de parler sa langue puisqu’elle l’exposait au dénigrement social. Le second s’inquiète du sort des Acadiens francophones en les comparant à un ours polaire en Floride… Image d’autant plus inquiétante aujourd’hui que l’on connaît le sort des ours polaires dans leur habitat naturel! À voir la distance qui sépare ces derniers des propos de Gillis, LeBlanc on en arrive à affirmer que les craintes qui sont ancrées dans les esprits francophones et anglophones, semblent avoir creusé un fossé tel que les deux groupes, plus que jamais, forment « véritablement deux solitudes séparées »… Face à un tel pessimisme, LeBlanc se rallie plutôt au propos de John Godfrey, recteur de Kings (et seul participant qui prend la parole entièrement en français), qui souligne qu’il vaudrait mieux pour les anglophones de s’inquiéter de l’influence des États-Unis sur leur langue et leur culture, et reconnaître que le bilinguisme permet une plus grande ouverture sur le monde. La véritable question, selon LeBlanc, est de savoir comment les deux communautés peuvent s’accepter mutuellement? Comment cohabiter dans un espace où chacun se sent menacé par la présence de l’autre?
Quelque 40 ans plus tard, où en sommes-nous? En se promenant en Clare, on se dit que la mobilisation des Acadiens et leur volonté de promouvoir la culture francophone, à travers des événements comme le Festin de musique à la Baie (annoncé dans les pages du journal), auront permis à l’ours polaire de conserver une certaine fraîcheur… mais pour combien de temps? L ’angoisse reste la même… elle ne nous quitte jamais réellement… pas en contexte minoritaire. Et, s’il faut en croire l’actualité récente, l’angoisse ne disparaît pas plus en contexte majoritaire… 50 ans après la Loi sur les langues officielles, n’avons-nous fait que tourner en rond? Par exemple, si nous reprenions l’idée de cette rencontre aujourd’hui, serait-il possible de la faire en français? Serions-nousencoreconfrontésà deux solitudes qui n’en finissent plus de se réconcilier? Comment ne pas être cynique?
Il y a quelques jours, la ministre Mélanie Joly était de passage à l’Université Sainte-Anne pour annoncer le financement d’importants travaux d’infrastructures. Par la même occasion, elle rappelait l’engagement de son gouvernement de moderniser la Loi sur les langues officielles, de mieux encadrer les communautés minoritaires de langues officielles, comme la nôtre, dont l’existence est importante pour le pays. En 1979, on se réunissait pour parler de l’assimilation des Acadiens. En 2019, on modernise la loi pour éviter cette assimilation. Voilà qui devrait soulager pour quelque temps notre angoisse linguistique… mais, en y repensant, elle avouait aussi que c’était la première fois qu’elle venait dans la région de la Baie Sainte-Marie… que c’était la première fois qu’elle venait elle-même prendre le pouls de cette petite communauté francophone, aussi importante soit-elle sur l’échelle minoritaire. Aujourd’hui, si on nous posait la question : comment se porte votre communauté acadienne? Nous pourrions sans aucun doute répondre comme l’auteur franco-ontarien Daniel Poliquin l’a fait une fois au sujet de sa communauté : la dernière fois que nous avons pris son pouls, le cœur battait encore…
Jimmy Thibeault, (CRÉAF) et Chantal White, Département d’études françaises, Université Sainte-Anne (avec la collaboration de Ramona Blinn).