le Jeudi 12 septembre 2024
le Vendredi 21 juillet 2023 7:00 Lettre à l'éditeur

Insécurité linguistique, c’est quoi ? Qui en souffre ? Qui en a souffert? Et, qui en souffrira ?

Une peinture murale représentant la communauté de l'Isle Madame, au centre communautaire culturel La Picasse.  — PHOTO - Jean-Philippe Giroux
Une peinture murale représentant la communauté de l'Isle Madame, au centre communautaire culturel La Picasse.
PHOTO - Jean-Philippe Giroux
Si je me fie entièrement à mon propre vécu, ce n’est pas tout le monde qui a ressenti ou qui a souffert de l’insécurité linguistique dans mon coin de pays. Bref, ce ne sont ni toutes les Acadiennes ni tous les Acadiens de l’Isle Madame-Richmond qui se sentent insécure par rapport à leur langue parlée. C’est-à-dire, le parler acadien de la région.
Insécurité linguistique, c’est quoi ? Qui en souffre ? Qui en a souffert? Et, qui en souffrira ?
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L’insécurité linguistique peut se traduire en gène, en hésitation, en malaise, en inconfort, en honte, en intimidation et j’en passe. Il y a aussi les sentiments d’infériorité par rapport à d’autres locuteurs. Ces sentiments ne sont pas ressentis ou n’habitent pas toutes et tous de la même façon. Ce sont les contacts avec des gens de la majorité ou avec celles et ceux ayant une maîtrise d’un français, dit standard, qui nourrissent cette insécurité.  

Je reviens à mon vécu, dont je parlais au début de ces propos. Et ce afin de faire le portrait de ce qu’on a pu vivre en région de l’Isle Madame-Richmond, encore pour ce qui est d’un français parlé et écrit. 

Dans mon vécu, il y a ma grand-mère, du côté maternel, qui m’a appris que lorsqu’elle fréquentait l’école, elle n’avait pas droit à des livres en français. Son enseignant était un anglophone et sa lecture se faisait uniquement en langue anglaise. Il s’agissait de My first reader, selon ce qu’elle m’a confié. 

Elle n’a d’ailleurs passé que quelques années au primaire pour ensuite avoir à travailler à un très jeune âge. Selon son dire, elle était à l’école assez longtemps, quand elle pouvait s’y rendre à pied, pour lire une page de son My first reader, pour ensuite s’en aller « borcer » les enfants chez sa tante. Bref, très peu de temps passé sur les bancs d’école. 

Le français, dit standard, que notre madame aurait appris, c’était ses prières de première communion avec l’aide de sa tante qui lisait un peu de français. Donc, très peu de français « des livres » chez elle. Elle parlait très bien l’acadien, d’ailleurs, avec très peu de mots en anglais. Elle aurait parlé de trouver « un nique à jêpe su le rembris de sa chabralit dans le gornjier chu zeux à Gros Nez ». 

Elle aurait aussi entendu le « bon français » en écoutant le chapelet à partir du poste de radio en provenance de New Carlisle, Québec. (Moi aussi je me souviens de la pratique de se mettre à genoux à 18 h 30, chaque soir de la semaine, afin de réciter le chapelet à l’aide d’un animateur radiophonique en provenance de New Carlisle, Québec.)  C’est-à-dire, après avoir eu ce luxe d’un appareil radio. Les postes de radio, en dehors du Québec, étaient en langue anglaise. 

Tout ça pour dire que l’éducation a été un enjeu important lorsqu’on parle, aujourd’hui, d’insécurité linguistique. Et les médias en français n’existaient pas chez les Acadiens de l’Isle Madame-Richmond. Et quand on a eu accès, finalement, l’oreille avait été faite pour l’anglais. Et encore plus tard, quand est venu le moment de syntoniser en français, hélas, ce n’était pas dans le français du coin. Il s’agissait d’un français standard, inconnu de la majorité, en région. Donc, un grand nombre a continué d’écouter via les postes de radio anglophones.

L’éducation et les médias, il est évident, ont contribué largement à la situation actuelle, celle d’insécurité chez un aussi grand nombre de personnes. Il faut savoir et répéter souvent que ça n’a rien à faire ou à voir avec l’intelligence.      

Se sentait-elle dépourvue, ma grand-mère ? Se sentait-elle inférieure ou était-elle gênée de parler sa langue ? Non. Elle vivait en région et elle connaissait très bien la langue de la majorité, celle des Acadiens de l’Isle Madame. Une langue orale. Elle aurait sans doute souffert d’insécurité linguistique; mais vis-à-vis la langue anglaise, ayant peu pratiqué cette langue, et à l’oral et à l’écrit, faute d’éducation formelle. Aussi parce que les communications en région se faisaient en « parler acadien ».  

Si on résumait, on pourrait dire que c’est le contact avec la majorité (celle qui parle le français standard ou l’anglais) qui est à la base de cette insécurité linguistique. Chez soi, on ne se sent pas menacé. C’est en établissant des contacts avec d’autres qui n’ont pas fait le même cheminement éducatif et social qui est intimidant et menaçant ou encore qui mène à l’insécurité linguistique. Bref, on ne parle pas le même langage, par la force des choses ou de sa situation de vie.

Une anecdote qui fait le portrait ou qui vient expliquer davantage. 

Cette même madame, née à Gros Nez, Petit-de-Grat, va rendre visite à sa fille, qui avait déménagé à Montréal avec son mari afin de trouver du travail. C’est à ce moment-là qu’elle en apprend beaucoup au sujet de sa langue parlée et qu’elle ressent un certain malaise. 

L’insécurité linguistique n’avait pas été formulée à l’époque. Elle a vite appris que ce qui se disait en région pouvait être porteur de sens tout à fait différent de ce qui se disait en ville de Montréal. Une certaine Mme Tremblay lui demande un jour, lors d’une sortie par autobus : « Penses-tu, Madame Goyetche, que j’aurai le temps de me faire friser entre les deux autobus ? » Elle se trouve bouche bée, selon ce qu’elle me dit. 

Dans l’Isle Madame, il n’y avait pas d’autobus et le mot « friser » n’avait rien à voir avec se faire coiffer. (Je laisse au lecteur la responsabilité de faire sa propre recherche sur ce que voulait dire friser pour les Acadiennes et Acadiens de l’Isle Madame.) 

Pour en revenir à nos propos sur l’Insécurité.

C’est pendant plusieurs générations que le système éducatif a fait défaut chez les Acadiens et Acadiennes de l’Isle Madame-Richmond. Des écoles anglaises pour ainsi dire ont perduré. Le sort de ma grand-mère a été, plus ou moins, le sort de toute ma famille. Avec des différences, il faut dire. 

Avec le temps, très tranquillement et pas vite, de plus en plus de français a été introduit dans les écoles en région. Quand est venu le temps de permettre du français dans les classes, on l’a introduit au compte-gouttes, pourrait-on dire. Certains membres de la famille ont eu droit à la catéchèse enseignée en français en plus d’un cours de grammaire française. Un trente minutes de grammaire française trois fois la semaine et la catéchèse en fin d’après-midi le vendredi. 

Bien sûr, tous les autres livres ou manuels scolaires étaient en anglais : les sciences naturelles, les maths, l’histoire, la géographie, la santé. Mais, pour la plupart, on se parlait en français dans les salles de classe. Les enseignants nous disaient : « Rouvre ton live à page 75 et lis le premier paragraphe. » Et sur la cour de récréation, on jouait au purgatoire en français, en parler acadien, pour préciser.   

Avec le temps et avec peine et misère, on est arrivé à faire entrer plus de français (dit standard) dans les écoles en région de l’Isle Madame-Richmond. 

De mes trois fils, seul le cadet né en 1976 a eu droit à une éducation en français. C’est-à-dire, le plus près de la formule suivie aujourd’hui par les jeunes dans les écoles du CSAP. Donc, finalement des jeunes qui ne souffriraient pas d’insécurité linguistique ? Oui et non. 

Oui, puisque ces jeunes avaient un meilleur bagage linguistique, à l’écrit et à l’oral. Un vocabulaire plus étoffé, une facilité en lecture et une bonne connaissance d’un français, dit standard. Le meilleur des mondes, dirait-on. 

Non, puisque c’est à l’époque qu’on parle de plus en plus en anglais en dehors du cadre scolaire. Ce qui est présenté en salle de classe et dans le cadre scolaire ne se traduit pas dans le milieu, à l’oral. 

Peut-on déduire donc qu’il doit y avoir, aujourd’hui, moins d’insécurité linguistique au niveau de langue écrite, lire et écrire en français ? Je crois, oui. Pour ce qui est de la langue parlée ? Pas forcément. Si on ne parle pas assez souvent en français, on va finir avec un français encore plus calqué sur l’anglais. Ce qui conduira encore à une insécurité linguistique, avec une différence. Est-ce être pessimiste ? Je préfère dire, réaliste.

Nos jeunes ne pourront traduire en français standard « un nique à jêpe su le rembris du gornier chu nous ». Ils ne l’auront ni entendu ni répété en milieu de l’Isle Madame-Richmond. On dira davantage « regarde le beau rouge car », au lieu de dire, comme mes jeunes disaient « regarde le beau car rouge ». Ce simple exemple est très révélateur et en dit beaucoup sur ce qui se parle le plus souvent en région.

Pourquoi j’arrive à cette conclusion ? C’est suite à l’affirmation, par une directrice d’école du CSAP, qui a dit lors d’une discussion sur l’insécurité linguistique : « Sur 30 élèves, des 5-6 ans, il y en a deux (2) qui parlent le français à la maison ».  

Ma grand-mère et d’autres membres de ma famille vivaient le contraire de la situation actuelle. Nous lisions et écrivions l’anglais et nous parlions le français, plus précisément l’acadien. De plus en plus de nos jeunes lisent et écrivent le français et parlent l’anglais. Une formule qui mène à quoi, selon vous ?

« Press 2 to continue in English. » « Faites le 1 si vous voulez continuer en français. » Quelles sont les chances que de plus en plus de nos jeunes vont faire le 1 ? Et la sécurité linguistique ? Sommes-nous à la case de départ ? 

Le Courrier de la Nouvelle-Écosse aura le défi de rendre un service en français à une population diverse, comme celle que je viens de décrire. 

Robert Fougère, 

Septuagénaire et enseignant-administrateur scolaire à la retraite qui a travaillé à l’implantation d’une éducation en français en région de Petit-de-Grat et ailleurs en Richmond. C’est en 1979 qu’une classe de maternelle est offerte à 100 % en français à l’École élémentaire de Petit-de-Grat. C’est à partir de ce moment que l’implantation progressive de l’enseignement en français a été faite, en région de l’Isle Madame-Richmond.