le Mercredi 6 novembre 2024
le Lundi 7 octobre 2024 7:00 Actualités régionales

Sans territoire ni gouvernement, l’Acadie creuse tant bien que mal son sillon à l’international

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Depuis plus d’un demi-siècle, l’Acadie travaille pour asseoir sa place à l’international. Si les domaines de coopération sont aujourd’hui nombreux, tant dans la culture que dans l’éducation, le morcellement des instances représentatives tend à diluer sa parole, notamment sur le plan économique.
Sans territoire ni gouvernement, l’Acadie creuse tant bien que mal son sillon à l’international
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Marine Ernoult

IJL – Réseau.Presse – Acadie Nouvelle – Atl

«C’est un grand défi de se faire connaître sur la scène internationale pour un très petit peuple sans gouvernement, c’est un travail colossal», affirme le président de la Société nationale de l’Acadie (SNA), Martin Théberge.

Un travail débuté en 1968, lorsque le président de la République française Charles de Gaulle accueille Euclide Daigle, Gilbert Finn, Léon Richard et Adélard Savoie, quatre leaders acadiens surnommés les «quatre mousquetaires».

L’événement constitue «le premier pas vers l’international» de l’Acadie, selon Éric Mathieu Doucet, directeur par intérim de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton, ancien directeur de la SNA.

«Qu’un pays majeur comme la France nous reconnaisse en tant que peuple, ça nous a donné de la visibilité et de la crédibilité», analyse le chercheur.

Une reconnaissance, «qui va donner naissance à une série de politiques de coopération au niveau des bibliothèques, des bourses d’études, des journaux», poursuit Christophe Traisnel, professeur de sciences politiques à l’Université de Moncton et titulaire de la Chaire Senghor en francophonies comparées.

C’est un gros morceau au niveau géopolitique, la province siège à côté de pays de 60 ou 80 millions de personnes, et tout ça, grâce à sa population francophone.

— Éric Mathieu Doucet

Quelques années plus tard, en 1977, le gouvernement du Nouveau-Brunswick fait son entrée à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), en tant que membre de plein droit.

«C’est un gros morceau au niveau géopolitique, la province siège à côté de pays de 60 ou 80 millions de personnes, et tout ça, grâce à sa population francophone», souligne Éric Mathieu Doucet.

«Influence démesurée»

De son côté, la SNA fait partie des délégations des gouvernements canadien et néo-brunswickois au Sommet de la Francophonie, l’instance suprême de l’OIF réunissant tous les deux ans les chefs d’État et de gouvernement membres.

Depuis juillet 2005, l’organisme porte-parole est également devenu une organisation internationale non gouvernementale consultative de l’OIF.

Selon les experts, cette présence permet à l’Acadie d’avoir une voix qui compte au sein des instances de la francophonie.

Le titulaire de la Chaire de recherche en études acadiennes et transnationales à l’Université Sainte-Anne, Clint Bruce, évoque même une «influence démesurée dans le sens positif du terme».

«Nous avons un impact supérieur à nos caractéristiques démographiques, dans la mesure où quelque 300 000 Acadiens en situation de minorité, sans territoire politique et sans État, réussissent très bien à tirer leur épingle du jeu», renchérit Benoît Bourque, député libéral à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick.

Membre de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), il est persuadé que de nombreux pays restent fascinés par l’histoire unique des Acadiens: «J’aime croire que nous sommes une leçon mondiale pour la francophonie, ça joue en notre faveur.»

Benoit Bourque.

PHOTO : Gracieuseté

Diplomatie culturelle 

Petit à petit, l’Acadie prend de plus en plus de place. En 1994, les Congrès mondiaux acadiens sont créés. En 1999, le Sommet de la Francophonie est organisé à Moncton, un autre tournant majeur à en croire tous les acteurs interrogés.

«Nous avons pris une place à la table des grands, l’évènement a contribué à accroître le rayonnement du Nouveau-Brunswick à l’étranger», considère Daniel Allain, député progressiste-conservateur à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick et adhérent à l’APF.

Cet événement a permis, entre autres, la création de plusieurs organismes et réseaux jeunesse, afin de porter la voix des jeunes sur la scène internationale.

«Les Acadiens jouent un rôle clé pour que la jeunesse ait une place prépondérante et accrue au sein de la francophonie», appuie Benoît Bourque.

L’Acadie a également fait de la diplomatie culturelle l’une des clés de voûte de ses relations avec le reste du monde, comme l’explique Éric Mathieu Doucet.

«On a été très fort pour se servir de la promotion de nos artistes à l’étranger pour renforcer la présence de l’Acadie à l’international, de faire naître des échanges de tout ça», indique-t-il.

En revanche, Christophe Traisnel croit que certains domaines comme l’économie ont jusqu’alors été délaissés.

«L’Acadie conçoit plus l’international comme le prolongement de sa politique intérieure que comme une réelle volonté de rayonner à l’extérieur, donc l’essentiel de sa présence s’explique parce que c’est utile aux communautés de l’intérieur.»

«Valse à deux temps» de la SNA

Face à des relations multilatérales de plus en plus guidées par des considérations économiques, les chefs de file acadiens tendent cependant à changer leurs priorités et à adopter un langage plus financier, d’après Christophe Traisnel.

En Nouvelle-Écosse, Clint Bruce estime, lui, qu’il n’y a pas forcément de politique internationale «cohérente» : «C’est difficile de coordonner et de représenter les intérêts pluriels d’un peuple composé de diasporas dispersées à travers le monde.»

«À cause de l’hypermorcèlement du pouvoir politique acadien en fonction des secteurs, des régions et des échelons politiques, c’est extrêmement difficile pour l’Acadie de parler d’une seule et même voix à l’extérieur», abonde dans le même sens Christophe Traisnel.

Le professeur parle par ailleurs d’«une valse à deux temps», difficile à mener pour les dirigeants, et potentiellement source de «tensions».

«Une valse un peu plus pragmatique avec les gouvernements pour avoir des marges de manœuvres financières, mais aussi une valse un peu plus nationaliste, un peu plus identitaire et revendicatrice», détaille-t-il.

Martin Théberge dénonce surtout le manque d’argent dévolu à la diplomatie civile, notamment depuis la suppression en 2010 d’un programme fédéral dédié.

«Nous sommes un organisme à but non lucratif sans capacité de taxation, nous avons besoin de l’appui financier des gouvernements pour maintenir des liens continus avec le reste des francophones».

L’Acadie a une place pérenne à peu près assurée, elle a des ententes et des amis un peu partout.

— Clint Bruce

Nouveau joueur à l’OIF 

L’influence de l’Acadie à l’international ne semble néanmoins pas pâtir de ces aléas budgétaires. «L’Acadie a une place pérenne à peu près assurée, elle a des ententes et des amis un peu partout», assure Clint Bruce, qui appelle aussi à miser davantage sur les jumelages entre régions et municipalités pour garder des liens internationaux bien vivants.

Benoît Bourque invite néanmoins à la vigilance : «Ça demeure précaire, car les Acadiens vivent dans des territoires minoritaires et n’ont pas toujours le bon bout du bâton par rapport aux décisions politiques et sociétales.»

Preuve que l’Acadie renforce son poids diplomatique au sein des instances de la francophonie, la Nouvelle-Écosse a fait en 2021 une demande auprès de l’OIF afin d’obtenir le statut d’observateur. La réponse sera connue lors du Sommet de la Francophonie organisé en octobre en France.

«La Nouvelle-Écosse serait conviée à s’asseoir au banquet des grands de ce monde. Ça donnerait du sérieux et de la visibilité aux revendications des francophones», note Clint Bruce.

«Cela permettrait de favoriser les échanges, en particulier économiques, avec plus de pays», ajoute le directeur général de la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE), Jules Chiasson.

La SNA entretient déjà des relations bilatérales avec de nombreuses régions. Elle a notamment signé une entente avec la Communauté Wallonie-Bruxelles et entretient des liens étroits avec la Louisiane ou encore la Suisse romande.

Les districts scolaires francophones néo-brunswickois ont de leur côté ouvert les portes d’une école acadienne en Tunisie. Une initiative qui participe aussi de la représentation de l’Acadie aux quatre coins de la planète.

Bertrand Cahuet.

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 France-Acadie, un attachement renouvelé

Après un certain effritement, les relations bilatérales entre la France et l’Acadie semblent à nouveau sur les rails et la menace de fermeture du Consulat général de France à Moncton paraît bien lointaine.

En juillet 2022, le Nouveau-Brunswick et la France ont lancé une stratégie de développement sur cinq ans afin de consolider leurs échanges culturels et économiques. Quinze mois plus tard, l’entente bilatérale entre la France et la SNA, qui date à l’origine de 1968, a été une nouvelle fois renouvelée.

Le chercheur Éric Mathieu Doucet qualifie les rapports actuels de «bons et constructifs». Il mentionne entre autres la délégation acadienne reçue officiellement par Emmanuel Macron en 2021, mais aussi la volonté du président français de participer au Congrès mondial acadien en Nouvelle-Écosse l’été dernier (il ne s’y est finalement pas rendu).

«Même si les relations sont de plus en plus marquées par le business, il y a une dimension culturelle qui demeure vraiment importante entre la France et l’Acadie», observe le politologue Christophe Traisnel.

À Moncton, le Consul général de France, Bertrand Cahuet, assure qu’au-delà de l’intérêt personnel d’Emmanuel Macron, la France est très attentive à ce qui se passe dans la région: «Nous voulons que l’Acadie devienne notre porte d’entrée naturelle vers l’Amérique du Nord.»

«Il existe une proximité politique naturelle entre nos deux régions, nous avons des valeurs et une culture communes», insiste le diplomate, qui veut redonner une «vraie impulsion économique» à son mandat et «densifier les échanges culturels».