Marine Ernoult
IJL – Réseau.Presse – Acadie Nouvelle – Atl
L’industrie des croisières ne connaît pas la crise. Cette saison, l’Atlantic Canada Cruise Association (ACCA) anticipe la venue de plus de 600 bateaux dans les ports d’Halifax, Saint John, Sydney, Charlottetown et Corner Brook, un chiffre similaire à l’an dernier et supérieur à 2019 avant la pandémie de COVID-19.
L’organisme table également sur une croissance d’environ 10 % du nombre de passagers par rapport à 2023.
Halifax, en Nouvelle-Écosse, reste le port le plus achalandé, avec 202 navires et 375 0000 passagers prévus cette saison. Saint John, au Nouveau-Brunswick, arrive en deuxième position, suivi de Sydney sur l’île du Cap-Breton. Ce dernier attend 120 paquebots d’avril à novembre, avec à leur bord plus de 230 000 vacanciers.
«Depuis les années 1980, l’industrie connaît une croissance exponentielle. Tous les dix ans, elle double à peu près de volume», confirme Ross Klein, sociologue à l’Université Memorial à Terre-Neuve.
Pas de compétition en Atlantique
Pour attirer toujours plus de géants des mers, les cinq ports de la région comptent sur le travail de l’ACCA, mais aussi de l’Alliance Cruise Canada New England (CCNE) qui inclut le Québec, le Maine, Boston et New York.
«Il serait vraiment difficile pour nous de faire quoi que ce soit seul, nous travaillons en étroite collaboration afin d’aligner nos stratégies, témoigne Nicole Macaulay, gestionnaire des croisières pour le port de Sydney. Le succès d’un port peut entraîner celui d’un autre, car nous avons tous quelque chose de différent à offrir.»
«Il ne s’agit pas d’un environnement concurrentiel comme le fret, les ports se soutiennent mutuellement, renchérit Sarah Rumley, directrice générale de l’ACCA. Halifax, toujours très occupé, se tourne souvent vers ses homologues régionaux pour accueillir un bateau de croisière.»
Au quotidien, les ports multiplient les initiatives de marketing, nouent des liens privilégiés avec les compagnies de croisière, les agences de voyages, les offices du tourisme.
De son côté, l’ACCA travaille en partenariat avec les gouvernements et les acteurs touristiques provinciaux, organise des évènements de réseautage ainsi qu’un colloque annuel.
«Nous travaillons fort pour que le reste du monde nous voie comme une seule et même destination, un seul itinéraire, comme la marque “Canada Nouvelle-Angleterre”», insiste Sarah Rumley.
Les croisiéristes mènent la danse
Ross Klein estime, lui, que les ports n’ont pas toutes les cartes entre leurs mains, aussi «efficaces» soient-ils en matière de marketing.
«Les croisiéristes cultivent un certain niveau de concurrence, car c’est à leur avantage. Ce sont eux qui prennent les décisions, les ports ont très peu de contrôle sur le fait qu’un paquebot se rende ou non chez eux.»
Le spécialiste prend l’exemple d’Halifax : «La ville doit son succès à sa situation géographique et à ce qu’elle a à offrir, un paquebot amarré là-bas est plus rentable qu’ailleurs et la satisfaction des passagers y est plus élevée.»
Tirer son épingle du jeu reste cependant compliqué, même pour la capitale de la Nouvelle-Écosse. «Nous sommes confrontés à une concurrence mondiale très forte, reconnaît Sarah Rumley. L’Alaska et la Méditerranée absorbent une grande partie de la capacité de la flotte mondiale.»
Cette compétition planétaire ne semble pas refroidir les efforts de développement en Atlantique. Les ports veulent notamment mettre fin à leur image de «destination d’automne» et accroître leurs activités durant le printemps et l’été, selon les mots de Nicole Macaulay.
Et pour ce faire, la gestionnaire du port de Sydney est prête à accueillir tous les types d’embarcations. «Je n’ai aucune limite de taille, si ce n’est la limite naturelle imposée par les infrastructures portuaires existantes», affirme-t-elle.
Concilier économie et environnement
Cette course effrénée interroge la responsable Conservation bioculturelle et marine au sein de la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), Véronique Bussières: «On doit se poser la question en tant que société, est-ce nécessaire? Il s’agit d’une manière de voyager très polluante, qui va à l’encontre de toutes les crises planétaires que nous traversons.»
Les acteurs de l’industrie assurent au contraire miser sur une «croissance durable et responsable», prenant en compte «les impacts sociaux, culturels et environnementaux des croisières», d’après Sarah Rumley.
«Il ne s’agit pas seulement de chiffres, mais de faire ce qu’il y a de mieux pour le Canada atlantique. Nous travaillons en étroite collaboration avec les communautés», souligne-t-elle.
«Cela signifie qu’il faut s’efforcer de trouver un équilibre entre les trois piliers que sont la communauté, l’économie et l’environnement», poursuit le port d’Halifax par courriel.
Ces propos ne convainquent pas Ross Klein, qui qualifie l’ACCA et la CCNE de «pom-pom girls de l’industrie».
«Ils s’efforcent essentiellement de commercialiser les ports, ce ne sont pas des personnes préoccupées par l’application des lois sur l’environnement ou ce genre de choses», déplore le chercheur.
Sur le terrain, seul le port d’Halifax a installé des bornes de recharge électrique, permettant aux bateaux d’éteindre leurs moteurs thermiques une fois à quai.
«Nous voulons faire progresser la décarbonisation, réduire nos émissions polluantes et intégrer des pratiques durables dans l’ensemble de notre organisation», précisent les autorités portuaires dans leur courriel de réponse.
Eaux usées et incinération
Les autres ports du Canada atlantique réfléchissent également à électrifier certains quais, «mais ça représente des investissements importants», observe Nicole Macaulay du port de Sydney.
«Ce sont des pas positifs, mais l’impact des croisières ne se limite pas aux émissions de gaz à effet de serre à quai, le problème est plus global», prévient Véronique Bussières.
La biologiste évoque notamment les rejets d’eaux usées en mer. Il a fallu attendre juin 2023 pour qu’une réglementation fédérale interdise le déversement d’eaux grises et usées, traitées ou non traitées, à moins de trois milles marins des côtes.
Ross Klein s’inquiète en outre de l’utilisation d’incinérateurs de déchets à bord des bateaux lorsqu’ils sont à quai : «À terre, l’usage d’un incinérateur est contrôlé alors que sur un navire ça ne l’est pas. Ce n’est pas normal, il s’agit d’une source de pollution nocive.»
À cet égard, le port de Saint John assure par courriel se conformer aux réglementations environnementales établies par Transports Canada.
Quelles que soient les mesures adoptées, Véronique Bussières considère qu’il n’y a pas de «vraies bonnes solutions pour rendre l’industrie plus pérenne». Si ce n’est construire des bateaux plus petits et donc moins polluants.
Le mouvement actuel ne semble pas aller dans cette direction. En janvier dernier, l’Icon of the Seas, le plus grand navire du monde, a largué les amarres. Avec ses 365 mètres de long, 20 ponts, 2 805 cabines et 40 restaurants, cet immense paquebot est le symbole du gigantisme.
Impact économique surévalué?
L’industrie vante les impacts économiques positifs des croisières sur les communautés. En 2019, année prépandémique, elle aurait créé plus de 2 000 emplois et généré environ 347 millions de dollars de retombées économiques au Canada atlantique.
«La contribution à l’économie de la région est considérable», insiste Sarah Rumley, directrice générale de l’Atlantic Canada Cruise Association.
Mais, selon le sociologue Ross Klein, ces données «ne sont pas exactes et ont été inventées par l’industrie.»
«Nous avons montré que le secteur a probablement surestimé de moitié son impact économique au Canada atlantique, en extrapolant à partir d’informations qui ne sont même pas basées sur la région», détaille le chercheur.
«Au final, les croisiéristes gagnent bien plus d’argent que les ports», ajoute-t-il.