Marine Ernoult – IJL – Réseau.Presse – Acadie Nouvelle – Atl
Les montants d’aide sociale sont, selon des experts, largement insuffisants dans les Maritimes pour aider les gens à sortir de la pauvreté. Si revaloriser les montants est une nécessité, ils plaident aussi pour que les gouvernements s’attaquent aux causes structurelles de la précarité, en investissant notamment dans le transport et le logement.
Au Canada, plus de trois personnes sur cent sont extrêmement pauvres et les provinces maritimes ne font pas exception. Au Nouveau-Brunswick, Daniel Dutton, sociologue à l’Université du Nouveau-Brunswick, estime qu’environ 3% de la population se trouve dans une situation de grande précarité.
L’extrême pauvreté concerne ceux qui ont moins de 75% du seuil de pauvreté pour vivre, d’après la définition officielle. Dit plus simplement, les plus pauvres parmi les pauvres.
Les bénéficiaires de l’aide sociale, très éloignés du marché de l’emploi, en sont les principales victimes. Les montants des prestations versées au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse sont parmi les plus bas du pays.
«Les bénéficiaires n’ont tout simplement pas assez d’argent pour se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner ou se déplacer», déplore Christine Saulnier, directrice du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) de Nouvelle-Écosse.
Dans cette province, les personnes seules considérées comme employables disposent ainsi d’un revenu de l’aide sociale trois fois inférieur au seuil de pauvreté : 9 739 $ par an au lieu de 28 003 $.
Un adulte seul avec un enfant s’en sort mieux, mais demeure dans une profonde pauvreté. Les allocations qu’il reçoit sont plus de 40 % inférieures au seuil de pauvreté.
Handicap et solitude
«Ces montants sont dramatiquement insuffisants. Le gouvernement provincial doit au minimum les aligner avec le seuil officiel de pauvreté», plaide Vincent Calderhead, avocat des droits de la personne chez Pink Larkin à Halifax.
Daniel Dutton appuie: «C’est un choix de société de ne pas mettre en place des aides qui permettent aux plus vulnérables de vivre dignement.»
Christine Saulnier juge elle aussi les actions du gouvernement néo-écossais insuffisantes. À ses yeux, le dernier plan de réduction de la pauvreté de la province qui remonte à quinze ans est «inutilisable».
Les plus pauvres sont aussi les plus seuls. «Ce sont généralement des célibataires d’âge moyen», confirme Daniel Dutton.
Dès lors qu’un individu est en couple, a des enfants ou est âgé de plus de 64 ans, il obtient des prestations supplémentaires du gouvernement fédéral et «sans être riche, il réussit à sortir de la grande pauvreté», explique l’universitaire.
Le handicap est également synonyme de grande précarité. Les personnes qui ne parviennent pas à travailler à cause d’une infirmité physique, de limitations cognitives ou de troubles psychiques disposent de ressources bien en deçà du seuil de pauvreté.
«Globalement, tous ceux qui souffrent de discriminations comme les minorités visibles et les Premières Nations vivent plus que les autres dans un dénuement extrême», souligne Mary Boyd, coordinatrice du Centre McKillop pour la justice sociale à l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.).
De plus en plus de gens sous les 75%
De son côté, Stéphane Sirois, directeur général de Food Dépôt alimentaire au Nouveau-Brunswick, alerte sur le risque qu’une nouvelle partie de la population plonge sous la barre fatidique des 75%.
«Ces deux dernières années, nous avons plus de familles et de travailleurs qui fréquentent nos banques alimentaires, assure le responsable. Avec l’augmentation du coût de la vie, c’est plus difficile de déterminer où se situe la ligne de l’extrême pauvreté, plus de monde est poussé au bord du précipice.»
Dans ce sombre tableau, l’Î.-P.-É. sort un peu du lot. La province est la seule, avec le Québec, où les parents célibataires avec un enfant, allocataires de l’aide sociale, échappent à la profonde pauvreté.
Le gouvernement insulaire a par ailleurs adopté une loi dont l’objectif est d’éradiquer définitivement la pauvreté d’ici 2035.
Mary Boyd considère néanmoins qu’il manque un «réel plan avec une chronologie détaillée et des mesures concrètes auxquelles des ressources spécifiques sont allouées.»
Le Nouveau-Brunswick dispose également d’une stratégie de réduction de la pauvreté. En cours de révision, elle ne convainc Daniel Dutton qu’à moitié.
«Il y a de grandes aspirations, mais ça reste très large. Plutôt que de distribuer de l’argent, il faudrait réfléchir à des actions pour s’attaquer aux causes structurelles du problème.»
S’attaquer aux racines du problème
Mary Boyd évoque la mise en place d’un système de garderies universel, le développement de réseaux de transport en commun en particulier dans les zones rurales, l’amélioration de l’accès aux soins de santé.
Stéphane Sirois insiste, lui, sur le besoin d’intensifier la construction d’habitations abordables.
«Sans logement, rien ne suit, on ne peut ni travailler ni aller à l’école».
Pour sa part, Vincent Calderhead appelle le gouvernement fédéral à réinvestir le paysage de l’assistance sociale.
«Ce serait une manière de faire pression, de responsabiliser les provinces en leur donnant plus d’argent à condition qu’elles revoient leur système de prestations sociales, qu’elles respectent certains standards nationaux», soutient l’avocat.
«Les négociations seront difficiles, car les provinces n’aiment pas qu’on empiète sur leur juridiction, prévient Christine Saulnier. Mais la COVID a montré que c’était possible, les provinces ne se sont pas opposées au soutien supplémentaire fourni par Ottawa pendant la pandémie».
À l’Î.-P.-É., une autre idée fait son chemin pour améliorer les conditions de vie des plus précaires: le revenu minimum garanti. L’automne dernier, un groupe de chercheurs a proposé la mise sur pied d’un projet pilote à l’échelle provinciale.
Tous les insulaires recevraient un montant fixé à 85% du seuil de pauvreté. Pour chaque dollar d’augmentation du revenu net des ménages, les autres allocations sociales seraient réduites de 50 cents.
Le revenu de base, pas la panacée
«Ce n’est pas forcément l’idéal, mais c’est le plus réaliste politiquement, car le moins coûteux», reconnaît Kourtney Koebel, l’une des auteurs du rapport.
«Le revenu minimum ne vise pas à remplacer tous les autres programmes sociaux qui répondent à d’autres besoins et doivent être maintenus», poursuit la chercheuse postdoctorale en économie à l’Université de Toronto.
La province n’étant pas capable de financer intégralement un tel projet, elle a sollicité la participation du gouvernement fédéral. Fin mars, Ottawa a accepté de créer un groupe de travail commun pour discuter des perspectives et partager des données.
Mais le revenu minimum garanti ne convainc pas Christine Saulnier. La directrice du CCPA préfèrerait consolider le système existant plutôt que de «donner de nouvelles excuses pour ne pas relever les niveaux de l’assistance sociale».
«Je ne pense pas que cette idée aboutisse, la volonté politique et l’acceptation sociale ne sont pas encore là», renchérit Vincent Calderhead.
Kourtney Koebel affirme quant à elle que les provinces doivent changer de logiciel, alors que leurs programmes d’aide sociale visent, selon elle, «essentiellement à surveiller le comportement» des plus démunis.
«Nous devons nous éloigner des formes d’aide surveillées, qui reposent sur une vision paternaliste et stigmatisante selon laquelle les plus pauvres sont fautifs et ne sauraient pas gérer leur argent», appuie-t-elle.
Si le revenu de base suscite des débats, tous les interlocuteurs sont d’accord sur un point: il faut changer de regard sur la pauvreté.