« C’est plus qu’un travail à temps plein, ça peut être éprouvant. On n’a jamais vraiment de vie privée », confie Clarence Wood, actuel maire et ancien conseiller municipal d’Inuvik dans les Territoires du Nord-Ouest.
L’élu, engagé en politique depuis 23 ans, évoque une fonction de plus en plus chronophage : les semaines de 50, 70 heures, les sollicitations constantes de ses administrés, les voyages fréquents à l’extérieur de la ville pour des rencontres avec les autorités territoriales ou fédérales, etc.
« Le quotidien d’un maire, c’est d’être en réunion toute la journée. Il n’y a pas un jour sans que je travaille pour la mairie, dimanche compris », affirme le politicien ténois.
« Entre tous les comités, la gestion des ressources humaines, les gens de la communauté qu’il faut aller voir, c’est un travail qui ne s’arrête jamais », renchérit Ray Orb, président de l’Association des municipalités rurales de la Saskatchewan.
Description de tâche sans fin
Défendre les intérêts de sa commune, voter le budget, superviser les dépenses, décider de la taxe foncière, gérer l’eau et les égouts, l’accessibilité, les transports publics, l’entretien des routes, l’urbanisme ou encore l’attribution des permis de construction… la description de tâche des élus locaux est sans fin.
Au contact direct des administrés comme des administrations, ils se retrouvent confrontés à une multitude d’injonctions contradictoires. Ils doivent porter une vision à long terme et répondre aux urgences, maitriser la technicité des sujets tout en étant à l’écoute des citoyens, améliorer la qualité des services publics tout en contrôlant les dépenses.
« On leur demande d’être des élus de proximité, mais ils se retrouvent responsables de problèmes qui dépassent leur territoire municipal, à commencer par les questions de mobilité, d’emploi ou de transition écologique », analyse David Siegel, professeur émérite de sciences politiques à l’Université Brock, en Ontario.
Les élus sont aussi confrontés à un manque d’argent récurrent ainsi qu’à un millefeuille administratif et législatif parfois illisible.
« C’est frustrant, on doit constamment jongler avec des ressources financières réduites, trouver de nouvelles sources de revenus, confirme Clarence Wood. Pour le moindre projet, il nous faut une éternité pour passer à travers les couches de règlementations, de paperasseries et d’obstacles administratifs. »
Et le maire ajoute : « Je ne comprendrai jamais toutes les législations municipales, provinciales et fédérales, mais je fais de mon mieux. Je me concentre sur certaines lois clés pour notre territoire. »
Grand écart entre deux vies
Le salaire est un autre aspect sensible. En dehors des grands centres urbains, la plupart des élus municipaux ne sont pas rémunérés ou perçoivent une indemnité très faible.
« Beaucoup de gens ne réalisent pas qu’être conseiller, c’est un peu comme un poste bénévole que l’on occupe pendant son temps libre », appuie Amy Coady, qui siège au conseil municipal de Grand Falls-Windsor, à Terre-Neuve-et-Labrador, depuis 2009.
Cette mère de trois enfants a dû garder un travail salarié et dédié toutes ses soirées et ses fins de semaine aux réunions du conseil municipal.
« Concilier ma vie professionnelle avec ma vie familiale n’a pas été de tout repos, mais avec l’aide de mes parents, nous avons fait en sorte que ça marche, partage la Terre-Neuvienne. Et encore, je n’ai pas pu m’impliquer aussi fortement que je l’aurais voulu. »
Au Nouveau-Brunswick, le maire de Shippagan, Kassim Doumbia, exerce également une activité à plein temps en parallèle. Il doit prendre des vacances ou carrément acheter du temps auprès de son employeur pour se consacrer à son mandat d’élu local.
« Ça demande beaucoup de logistique. Il faut être discipliné dans la gestion de son agenda pour préserver du temps avec sa famille tout en répondant aux besoins de ses concitoyens », témoigne celui qui a été élu pour la première fois conseiller municipal en 2012.
Désintérêt pour «la chose publique»
David Siegel s’inquiète, lui, de la hausse des comportements agressifs à l’encontre des élus locaux. Il énumère les insultes, les menaces, les dégradations, voire les agressions physiques que maires et conseillers subissent de plus en plus souvent.
Le chercheur pointe du doigt les réseaux sociaux : « Il y a une brutalisation des relations humaines, une hystérisation des propos qui débordent dans le monde réel et peuvent justifier, pour certains, le passage à l’acte physique. »
Face à ces conditions de travail qui peuvent être éprouvantes, la crise de vocation des élus se fait ressentir un peu partout au pays. Dans les Territoires du Nord-Ouest, Clarence Wood a été élu maire par acclamation, en l’absence d’autres candidats.
« Nous avons aussi eu du mal à pourvoir nos postes de conseillers. Tout le monde hésite à se présenter à une fonction publique, surtout depuis la COVID-19, regrette-t-il. Il y a une espèce d’apathie généralisée, les gens se désintéressent de la chose publique. »
En Saskatchewan, Ray Orb fait également état de difficultés pour recruter de nouveaux candidats : « L’âge moyen des conseillers est assez élevé, les jeunes ne sont pas attirés. Ils pensent qu’ils n’auront pas le temps de siéger, ils trouvent les conditions de travail et de rémunération mauvaises. »
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Manque de formations et d’informations
Pour répondre à cette crise, politiciens et chercheurs appellent à une meilleure valorisation de l’engagement au service de la démocratie locale. Ils conseillent d’augmenter les indemnités des élus, mais aussi de sensibiliser davantage le grand public.
« Si les gens comprenaient mieux ce que font les gouvernements locaux, leur rôle, l’importance de leur travail, ils se présenteraient plus facilement aux élections », souligne David Siegel.
Amy Coady insiste également sur le besoin de garde-fous, comme des codes de bonne conduite, pour garantir l’exemplarité des élus et regagner la confiance de la population. « Le public a parfois l’impression que les gens se présentent pour leurs gains personnels, qu’il y a beaucoup de conflits d’intérêts », regrette-t-elle.
Clarence Wood pointe de son côté le manque de formation des élus : « Les gens accèdent à des postes sans avoir la moindre idée de ce que cela implique. Ils doivent souvent aller chercher les informations par eux-mêmes. »
« Certains candidats ont des idées préconçues. Une fois en fonction, la réalité n’est pas conforme à leurs attentes et ils finissent par démissionner », ajoute Kassim Doumbia.
Plusieurs gouvernements provinciaux et associations de municipalités offrent pourtant des formations sur la gouvernance, la gestion, le budget ou encore les demandes d’accès à l’information. Seulement, dans la plupart des cas, elles ne sont pas obligatoires. Les conseillers municipaux sont simplement encouragés à y participer.
Le Canada en villes
La série Le Canada en villes propose un regard sur les succès et les défis des municipalités canadiennes.