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le Vendredi 16 février 2024 9:00 Actualités nationales

Exclusif : les fonctionnaires avaient mis le gouvernement en garde contre l’Initiative du siècle

Des fonctionnaires ont fait l’examen du rapport de l’Initiative du siècle, en 2020. Les liens entre l’organisation et le Parti libéral du Canada ont fait l’objet d’inquiétudes dans les dernières années. 
 — PHOTO : Sora Shimazaki – Pexels
Des fonctionnaires ont fait l’examen du rapport de l’Initiative du siècle, en 2020. Les liens entre l’organisation et le Parti libéral du Canada ont fait l’objet d’inquiétudes dans les dernières années.
PHOTO : Sora Shimazaki – Pexels
FRANCOPRESSE – La fonction publique a critiqué le rapport de l’Initiative du siècle dans un examen datant de 2020. Les recommandations formulées par l’organisme proposant de hautes cibles en immigration manquent de nuance et de fondement, lit-on dans un document rendu public.
Exclusif : les fonctionnaires avaient mis le gouvernement en garde contre l’Initiative du siècle
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Dans l’examen du rapport de l’Initiative du siècle, des fonctionnaires d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) critiquent ses analyses et ses conclusions. Ils remettent aussi en cause l’idée que de hauts seuils d’immigration sont la seule solution aux enjeux démographiques et de main-d’œuvre du Canada.

Une copie de cet examen et des échanges de courriels ont été rendus publics grâce à la Loi sur l’accès à l’information.

L’Initiative du siècle est un organisme inscrit au registre des lobbyistes du Canada depuis 2021 qui défend le scénario d’une population de 100 millions de Canadiens pour l’année 2100.

Elle a été fondée par Dominic Barton, un ex-directeur de la firme McKinsey, à laquelle IRCC a fait appel pour diverses initiatives.

En 2020, le groupe de pression a publié un rapport dans lequel il défend cette cible et dans lequel il étaye ses arguments en faveur de seuils d’immigration élevés.

Christopher Worswick fait de la recherche sur l’économie et l’immigration. 

PHOTO : Courtoisie

Rédigé en 2020, selon les échanges de courriels de la même année, l’examen a été envoyé au directeur de la planification des niveaux de migration d’IRCC. Une poignée d’autres directeurs et analystes du ministère ont aussi reçu une copie.

Le gouvernement libéral s’est dissocié des conclusions de l’Initiative du siècle trois ans plus tard, en mai 2023, après que des liens avec le milieu des affaires torontois et la firme McKinsey ont commencé à faire du bruit dans les médias.

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« Pas une analyse rigoureuse »

« Dans l’ensemble, le rapport ne fournit pas une analyse rigoureuse pour étayer le niveau d’immigration suggéré et l’objectif de 100 millions de Canadiens en 2100 comme étant la meilleure option pour le Canada. Bien qu’une longue liste de références soit fournie, elle ne comprend que des ouvrages favorables à leurs arguments », critiquent les fonctionnaires dans leur examen du rapport.

Selon eux, le plan de l’Initiative du siècle soulève des questions sur la « durabilité » de niveaux d’immigration élevés, des hypothèses qui « pourraient ne pas tenir », qui « ne sont probablement même pas vraies » et qui « doivent être examinées attentivement ».

Ils contestent notamment l’idée selon laquelle une haute population cause forcément une croissance économique : « Dans le passé, une grande partie de la croissance économique était associée à la croissance de la main-d’œuvre, ce qui n’est peut-être pas le cas dans l’économie du savoir du XXIe siècle. »

Les fonctionnaires avancent qu’il n’y a aucune raison de considérer l’augmentation des niveaux d’immigration comme la seule solution à la pénurie de main-d’œuvre due au vieillissement de la population, en partie parce que « les immigrants vieilliront également au Canada ».

Sean Fraser, ancien ministre d’IRCC, s’était dissocié de l’Initiative du siècle. 

PHOTO : Marianne Dépelteau – Francopresse

En proposant d’autres pistes de solutions, ils évoquent des études qui énumèrent les défis liés à l’emploi et au salaire pour les immigrants.

« Si l’on ne s’attaque pas d’abord avec succès aux principaux obstacles à l’intégration des immigrants sur le marché du travail, ce scénario de forte immigration risque fort d’échouer et l’augmentation de l’immigration pourrait être compensée par un taux d’émigration plus élevé. »

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L’Initiative avance que la vaste géographie du Canada lui permet de soutenir une grande population. Or pour les fonctionnaires, cette vision ne tient pas compte du climat et des conditions géographiques du pays.

IRCC tient à rappeler que le gouvernement ne partage pas les objectifs de l’Initiative du siècle. « Ils ne sont pas et n’ont jamais été la politique du gouvernement », assure le bureau du ministre d’IRCC par écrit à Francopresse.

Selon le bureau, le lien établi est un « malentendu » et, avant l’année dernière, « il n’y avait aucune raison pour que les ministres corrigent cette notion, puisqu’il n’y avait aucun malentendu antérieur ».

Écho des économistes

Le professeur d’économie à l’Université Carleton, Christopher Worswick, confirme que plusieurs économistes partagent les préoccupations de l’examen quant aux niveaux élevés d’immigration.

« Les politiciens et certaines personnes dans la sphère publique parlent des grands avantages économiques de l’immigration, mais les économistes universitaires ne voient généralement pas ces grands avantages. »

Il pense que « les arguments de l’Initiative du siècle sont faibles sur le plan économique ».

«Plutôt que de gérer le dossier de l’immigration de façon sérieuse et responsable, [le gouvernement] le fait de façon idéologique et, à ce moment-là, il évacue tout ce qui pourrait être problématique par rapport à l’immigration», dit le bloquiste Alexis Brunelle-Duceppe.

PHOTO : Bloc Québécois

La littérature scientifique est mitigée sur les questions de croissance économique liée à l’immigration, rapporte-t-il. Que ce soient des questions de produit intérieur brut (PIB) par habitant, de vieillissement de la population ou de marché du travail, plusieurs économistes présentent des résultats différents de ceux de l’Initiative du siècle.

« J’aimerais avoir tort, dit le professeur Worswick. J’aimerais pouvoir dire que l’immigration est à l’origine de toutes ces [apports économiques], mais la littérature est très mitigée. »

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Le gouvernement libéral a pris ses distances

En mai 2023, Sean Fraser, encore ministre d’IRCC, s’est dissocié de l’Initiative du siècle et a indiqué ne pas adhérer à ses conclusions et ne pas partager ses objectifs pour 2100.

Quelques jours plus tard, les libéraux et les néodémocrates ont tout de même fait échouer une motion du Bloc Québécois demandant à la Chambre des communes de rejeter les objectifs de l’Initiative du siècle et au gouvernement de ne pas s’en inspirer pour les seuils d’immigration à venir.

Pour Alexis Brunelle-Duceppe, porte-parole bloquiste en matière d’immigration, malgré la posture des libéraux en mai dernier, les chiffres du gouvernement ressemblent à ceux demandés par l’Initiative du siècle et seraient même plus élevés.

Une posture idéologique selon lui, « parce que l’Initiative du siècle, ça a aussi été bâti par le grand patronat avec des gens comme McKinsey et Dominic Barton ».

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Le nombre de résidents permanents admis au Canada après 2026 ne suivra pas celui proposé par l’Initiative du siècle. 

PHOTO : Francopresse

Le 1er novembre 2023, le gouvernement a annoncé une cible de 500 000 résidents permanents admis en 2026, un chiffre qui sera stabilisé par la suite. L’Initiative du siècle proposait de continuer à augmenter le chiffre après 2026, pour qu’il soit égal à 1,25 % de la population canadienne.