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le Vendredi 8 mars 2024 9:00 Rubrique - Au rythme de notre monde

« Les femmes » : la puissance du pluriel !

Manifestation à Paris à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.  — PHOTO : Elide;Wikimedia Commons
Manifestation à Paris à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
PHOTO : Elide;Wikimedia Commons
De nos jours, le 8 mars est désigné le plus souvent comme la « Journée internationale des femmes ». Mais, il a été longtemps connu sous l’appellation « Journée de la femme » – et l’est encore – alors que le premier Woman’s Day en Amérique a eu lieu en 1909 et que les Nations Unies ont officialisé cette mobilisation annuelle en 1977 dans la foulée de l’Année internationale de la femme de 1975.
« Les femmes » : la puissance du pluriel !
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Pourquoi ce changement du singulier au pluriel pour désigner la catégorie sociale féminine ? En quoi est-ce un symbole de l’évolution de la pensée non seulement féministe, mais aussi plus largement inclusive ? C’est ce sur quoi ce texte se penche.

Mais avant, je souhaite préciser que cette chronique complète celle de mon collègue Clint Bruce sur l’« intersectionnalité », parue le 1er décembre dernier. Tandis que nous travaillons avec 16 autres chercheuses et chercheurs et en partenariat avec huit organismes sur un projet de recherche sur le Congrès mondial acadien 2024, qui mobilise l’approche intersectionnelle – chère au féminisme contemporain –, je me permets d’enrichir ses réflexions. Pour ce faire, je reviens sur l’évolution de la pensée féministe à travers quatre auteures influentes francophones et anglophones.

Tout d’abord, comment ne pas citer la philosophe et romancière française, Simone de Beauvoir (1908-1986), qui a introduit son ouvrage Le Deuxième Sexe (1949) en interrogeant : « Qu’est-ce qu’une femme ? ». Par cette question à l’allure anodine, mais pourtant subversive, elle a marqué le cours de la pensée critique sur les mythes réduisant les femmes à un modèle déposé, unique et universel.

Son affirmation choc, « on ne naît pas femme, on le devient », a résumé et mis en évidence que l’identité féminine n’est pas déterminée par le sexe biologique, mais le résultat d’un processus social. Depuis leur naissance, les êtres nés femelles sont assignés à se façonner suivant des normes qui prescrivent les soi-disant bonnes façons d’être une fillette, puis une jeune fille et une femme, comme les manières de se vêtir et de se comporter en public. Tandis que ses rôles corsètent l’autonomie des femmes, Simone de Beauvoir a appelé à les contester et à les transformer.

Par la suite, la sociologue française, Colette Guillaumin (1934-2017), a réfuté l’idée répandue que les « différences naturelles » entre les êtres humains seraient la cause des positions sociales. 

Dans le texte Pratique du pouvoir et idée de Nature (1978), elle a sévèrement contesté que les femmes seraient prédisposées dès la naissance à accomplir certaines tâches, comme prendre soin des autres et du foyer. Tandis que cette excuse sert à justifier un travail souvent gratuit et d’autres formes d’asservissement, elle a argumenté que ce sont plutôt les relations de pouvoir et de domination qui sont la cause des hiérarchies entre les personnes de genre féminin ou masculin.

Non seulement militante féministe, mais aussi antiraciste, Colette Guillaumin a de même contredit les classifications basées sur la couleur de la peau. Ce faisant, elle a mis en lumière certaines similitudes entre la construction des rapports sociaux de genre et de race, tout en critiquant les fondements des multiples formes de discrimination et d’oppression, comme le sexisme et le racisme.

Venons-en maintenant à l’avocate et professeure américaine Kimberlé Crenshaw (1959-), qui a théorisé la notion « intersectionnalité » pour définir les expériences particulières des femmes noires. Reprenant une pensée qui avait émergé dès la fin du 19e siècle au sein des féministes afro-américaines, elle a nuancé le féminisme mainstream de ses homologues blanches et souvent bourgeoises. Dans l’article Demarginalizing the Intersection of Race and Sex (1989), elle a montré que les institutions traditionnelles échouent souvent à répondre aux besoins spécifiques des femmes de couleur à cause du croisement de plusieurs formes d’oppression. 

Par exemple, concernant les expériences concrètes de violence domestique, les structures d’aide négligent parfois les facteurs liés au racisme qui contraignent les femmes noires à rester dans leur foyer, comme la pauvreté liée à la discrimination à l’emploi. Aussi, les personnes appartenant à des communautés ethnoculturelles minoritaires ont davantage tendance à taire les agressions en leur sein par crainte de stigmatisation.

Ainsi, Kimberlé Crenshaw a mis en lumière que les luttes féministes ne peuvent pas être pleinement efficaces sans un combat simultané de toutes les formes d’oppression et une prise en compte des expériences des femmes dans leur diversité.

C’est aussi ce qu’a défendu la philosophe américaine Judith Butler (1956-), tout en déconstruisant les catégories de genre binaires, soit masculin ou féminin. Dans son ouvrage le plus célèbre, Gender Trouble (1990), elle a renouvelé la pensée de Simone de Beauvoir en argumentant que le genre est « performé » à travers une série d’actes répétés et influencés par les attentes socioculturelles. Cela invite à voir le genre non comme quelque chose que les êtres humains sont de manière fixe, mais plutôt comme quelque chose qu’ils font, ou peuvent transgresser plus ou moins consciemment.

Bien que Judith Butler ait reconnu qu’il est difficile de s’abstraire des catégories féminine ou masculine dans les contextes où les oppressions basées sur les normes binaires sont profondément ancrées, elle a ouvert la voie à des conceptions plus fluides du genre. Tout en reconnaissant les possibilités multiples de s’exprimer et de se sentir comme femme, homme et non-binaire, elle a de nouveau exhorté les institutions à devenir plus inclusives pour tous les êtres humains dans son ouvrage plus récent, Undoing Gender (2004).

En synthétisant les résonnements successifs de ces quatre auteures, j’ai retracé l’évolution de la pensée féministe des sept dernières décennies. Celle-ci montre bien les changements entourant la compréhension et la conception de la catégorie sociale féminine.

« Les femmes » ne sont pas une entité homogène et singulière, mais plurielle, qui vivent des expériences diverses à l’intersection de multiples dimensions sociales, telles que l’origine ethnoculturelle, la langue, l’orientation sexuelle, la classe sociale, etc.

Certes, cette approche intersectionnelle de l’identité est parfois contestée comme une source de division entre les luttes féministes (black feminism, queer feminism, etc.).

Toutefois, comme tout mouvement social, doit-il y avoir une seule façon d’être féministe ? Je laisserai volontairement cette question en suspens.

D’aucuns pensent que le féminisme est seulement l’affaire des femmes. Mais, l’évolution de la pensée féministe montre qu’il a aussi permis une meilleure compréhension d’autres formes d’oppressions, comme le virilisme vécu par les êtres nés mâles.

Ainsi, l’approche intersectionnelle féministe a contribué à la pensée inclusive plus générale, ce qui est de haute importance dans l’Acadie diverse du 21e siècle.

Il y a donc tout lieu de revenir sur le lien de cette chronique avec le projet de recherche sur le Congrès mondial acadien 2024. Quel rapport entre le CMA et l’intersectionnalité ?

Et bien, tandis que ce projet cherche – entre autres – à comprendre les expériences au CMA, l’approche intersectionnelle permet de formuler l’hypothèse que les participants et participantes vivront différemment cet évènement selon leurs identités de genre, ethnoculturelle, linguistique, classe sociale, etc.

Cela sera-t-il vérifié ? D’autres chroniques y reviendront sans aucun doute !

Sandrine Mounier est associée postdoctorale à l’Observatoire Nord/Sud de l’Université Sainte-Anne.