Le 17 septembre, des membres de la Première Nation de Sipekne’katik, en Nouvelle-Écosse, sont sortis en mer pour pêcher le homard dans les eaux près des côtes de la baie Sainte-Marie, depuis le quai du village acadien de Saulnierville.
Un geste fortement contesté par les pêcheurs commerciaux de la région — la plupart Acadiens — certains allant jusqu’à retirer des casiers autochtones de l’eau afin de se faire justice eux-mêmes, accusant Pêches et Océans d’inaction.
Pour comprendre ce qui se passe dans ces eaux troubles, il faut remonter à un autre 17 septembre, celui de l’année 1999. Ce jour-là, la Cour suprême du Canada tranchait dans la cause de Donald Marshall fils, un Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse — maintenant décédé — accusé d’avoir pêché sans permis et vendu 463 livres d’anguille pendant une période de fermeture, à l’aide de filets prohibés.
Une pêche « de subsistance convenable » reconnue
La plus haute cour du pays a statué qu’en vertu de traités conclus entre des Autochtones de l’est du pays et la Couronne britannique en 1760 et 1761, il existe un droit toujours existant pour ces communautés autochtones de se procurer des « biens nécessaires » et d’en faire « l’échange ».
La Cour a stipulé que ce droit signifie maintenant que les 34 Premières Nations mi’kmaq et malécites des provinces maritimes et de l’est du Québec peuvent effectuer une cueillette de cette ressource pour en tirer une « subsistance raisonnable » – c’est-à-dire la vendre. Cette interprétation, ou la non-interprétation de cette notion de « subsistance raisonnable », est l’une des causes du conflit.
L’autre aspect important est de déterminer « quand » cette pêche « commerciale » autochtone peut s’effectuer. « C’est toute la question de savoir si les pêcheurs autochtones, qui bénéficient collectivement de ce droit-là, ont le droit de pêcher à l’extérieur de la saison dite “normale” de pêche », souligne le professeur de droit à l’Université de Moncton et expert en droit autochtone Serge Rousselle.
En septembre 1999, les membres de la Première Nation d’Esgenoôpetitj (autrefois Burnt Church), dans le nord-est du Nouveau-Brunswick, avaient décidé d’exercer immédiatement ce droit confirmé par la Cour suprême en allant pêcher le homard pour la vente. C’était également une période hors saison. Un conflit majeur avec les pêcheurs non autochtones — ici aussi, majoritairement acadiens — s’en est suivi.
Quelques semaines plus tard, dans un geste inusité, la Cour suprême a publié une « précision » ou un ajout à son arrêt Marshall — qu’on a appelé « Marshall 2 » — qui soulignait
entre autres que le gouvernement pouvait règlementer cette pêche autochtone, par exemple pour des raisons de conservation de la ressource.
Dans les années qui ont suivi, Pêches et Océans a mené une large initiative afin d’intégrer les communautés autochtones visées par la décision Marshall dans la pêche commerciale.
Entre 1999 et 2007, le fédéral a conclu des ententes avec 32 des 34 Premières Nations touchées, notamment en leur transférant des permis de pêche rachetés aux pêcheurs non autochtones et en finançant de l’équipement et de la formation. Environ 350 millions de dollars ont été investis dans cette initiative.
Bernard Thériault, ex-politicien, a participé activement à la négociation et à la mise en œuvre de ces ententes comme employé de Pêches et Océans. « On constate souvent que le travail de réconciliation a été moins bien fait en Nouvelle-Écosse qu’ici, au Nouveau-Brunswick », souligne-t-il.
Certains succès des ententes de pêche post-Marshall
Plusieurs communautés autochtones du Nouveau-Brunswick — dont celle d’Esgenoôpetitj — participent activement aux pêches commerciales, non seulement du homard, mais aussi du crabe des neiges et autres espèces.
Une autre Première Nation de la province, celle d’Elsipogtog (autrefois Big Cove), a même acheté, il y a plusieurs années, une usine de transformation des produits de la mer à Tracadie, dans la Péninsule acadienne, qui connait beaucoup de succès.
Mais ces ententes conclues dans les années 2000 étaient considérées de part et d’autre comme « temporaires », le temps qu’on arrive à déterminer et à s’entendre sur la portée complète du droit de pêche. Ce travail est fastidieux et n’a pas encore abouti.
Certaines Premières Nations, dont celle de Sipekne’katik, affirment en « avoir assez d’attendre » et sont « fatiguées d’être pauvres ». C’est en partie ce qui explique la démarche entreprise le 17 septembre dernier à Saulnierville.
La journaliste du réseau autochtone APTN Trina Roach suit le dossier des pêches autochtones depuis longtemps. Elle a réalisé un documentaire sur l’après-Marshall. Elle est aussi présente dans la région de Saulnierville depuis le début du conflit.
« En général, ces ententes ont été une bonne chose, dit-elle. Cela donne des revenus aux Premières Nations. Mais ces ententes de pêche n’ont jamais réglé la question de “subsistance convenable”. C’est le point sensible. Je ne suis pas certaine que les pêcheurs commerciaux qui protestent actuellement comprennent cela. Pas même Pêches et Océans. »
Trina Roach a observé que bien des médias ont affirmé dès le début que la pêche effectuée par les membres de Sipekne’katik était « illégale », reprenant ainsi l’argument des pêcheurs commerciaux, alors que selon elle la question selon loin d’être réglée.
Réactions variées chez les Acadiens
Dans une déclaration commune en début de semaine, la ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, et la ministre des Pêches et des Océans, Bernadette Jordan, ont souligné avoir réaffirmé lors de leur conversation avec l’Assemblée des chefs mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse « ce que l’arrêt Marshall avait déclaré il y a plus de 20 ans, à savoir que les Mi’kmaq ont un droit de pêche issu de traités […] visant à assurer une subsistance convenable ».
Les ministres ont du même coup condamné les gestes de certains pêcheurs commerciaux. « Il n’y a pas de place pour les menaces, l’intimidation ou le vandalisme dont nous avons été témoins dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Cette situation est tout simplement inacceptable. »
Le conflit a d’ailleurs suscité une vive réaction de plusieurs Acadiens — particulièrement du Nouveau-Brunswick — sur les médias sociaux, notamment en raison du drapeau acadien brandi par les pêcheurs commerciaux qui s’opposent à la pêche autochtone.
« Quand on voit des Acadiens, qui doivent toute leur survie à l’aide des Mi’kmaq, essayer de dire que leur économie est plus importante que la leur, eux qui sont sur ces terres depuis 10 000 ans, je trouve que c’est très colonisateur », a écrit l’un deux.
D’autres Acadiens, surtout de la Nouvelle-Écosse, ont pris une position contraire. « Donc, les colonisateurs sont les pêcheurs acadiens astheure? s’est demandé l’un d’eux. C’est aux pêcheurs acadiens de leur dire “sure, venez prendre nos homards avant que notre saison ouvre”. Pourtant, ce sont les gouvernements britanniques et ensuite les Canadiens anglais [qui] leur ont fait tort, pas les Acadiens. »
L’ironie dans tout cela, précise la journaliste autochtone Trina Roach, c’est que « si Donald Marshall était encore vivant aujourd’hui et qu’il posait le même geste et qu’il pêchait sans permis, hors-saison, il serait accusé de nouveau. Le peuple mi’kmaq se fait toujours accuser de ça aujourd’hui, de pêcher de la même façon que Donald Marshall. »
Depuis 2017, le gouvernement fédéral a entamé une nouvelle initiative envers les communautés autochtones visées par l’arrêt Marshall afin de conclure des ententes de « réconciliation et de reconnaissance des droits » qui pourraient apporter une solution à long terme à ce dossier. Mais ce sera long et cela ne règlera pas le conflit actuel dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse.