le Mardi 3 octobre 2023
le Mardi 7 février 2023 11:00 Non classé

La guerre de Crimée vue de la Louisiane rurale

Le port de Sébastopol en 2005, à l’époque où la Crimée faisait partie de l’Ukraine. — PHOTO - VascoPlanet Crimea Photography
Le port de Sébastopol en 2005, à l’époque où la Crimée faisait partie de l’Ukraine.
PHOTO - VascoPlanet Crimea Photography
Il y a bientôt un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Au Canada comme ailleurs, un élan de solidarité s’est manifesté envers la cause ukrainienne, une vague d’indignation et de sympathie stimulée par la couverture médiatique ainsi que par les médias sociaux. À quelques égards, les enjeux de ce conflit rappellent ceux d’un autre affrontement entre la Russie et les puissances occidentales : j’ai nommé la guerre de Crimée (1853-56).
La guerre de Crimée vue de la Louisiane rurale
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L’une des guerres majeures du 19e siècle, l’affaire oppose l’Empire russe à une coalition formée par la France, le Royaume-Uni et la Sardaigne, alliée à Empire ottoman. Ce dernier, un État musulman et multiethnique chevauchant trois continents (l’Europe, l’Afrique et l’Asie du Moyen-Orient), s’estime menacé par les ambitions expansionnistes de la Russie. 

Alors que, de nos jours, Vladimir Poutine prétend vouloir libérer les populations russes de l’Ukraine, il s’agit à ce moment-là de l’ingérence du tsar Nicolas Ier au nom des communautés chrétiennes des territoires ottomans. La coalition vient à la rescousse de la Sublime Porte – surnom du gouvernement ottoman – afin de maintenir l’équilibre des rapports de force. 

Au terme des hostilités qui durent d’octobre 1853 jusqu’en mars 1856, la victoire de la coalition va assurer la neutralité de la mer Noire dans le but de restreindre l’influence russe dans la région – notamment, en interdisant la construction de fortifications ainsi que le passage de navires de guerre. C’est justement dans cette zone que s’est déroulé le principal épisode de la guerre, à savoir le siège de Sébastopol. Cette ville portuaire de la péninsule criméenne abritait une importante base navale qu’une expédition franco-britannique visait à conquérir. 

Officiers de la 90e Infanterie légère de Perthshire (Écosse) pendant la guerre de Crimée.

PHOTO - Imperial War Museums

Le siège allait durer onze mois, d’octobre 1854 à septembre 1855, jusqu’à la prise de Sébastopol. Très lourde en pertes humaines, cette bataille a été immortalisée par un poème d’Alfred Tennyson, The Charge of the Light Brigade (La charge de la brigade légère), qui commémore l’issue désastreuse d’une attaque par les forces anglaises.

D’ailleurs, la Crimée d’aujourd’hui n’a rien perdu de sa pertinence stratégique : on se souviendra qu’en 2014 la Russie s’est emparée de la péninsule alors qu’elle appartenait à l’Ukraine depuis 1954, en vertu d’un transfert décidé par les autorités de l’Union soviétique.  

Pourquoi m’intéresser à ce moment de l’histoire géopolitique ? Ce n’est pas tant la récente invasion de l’Ukraine qui y a attiré mon attention que mes recherches sur la Louisiane, figurez-vous. En dépouillant un journal de langue française de la paroisse Saint-Jacques, entre Bâton-Rouge et La Nouvelle-Orléans, j’ai constaté que le conflit de 1853-56 faisait alors l’objet d’une couverture abondante et approfondie, même si les États-Unis n’étaient pas parmi les belligérants. 

Ce qu’il faut savoir d’entrée de jeu, c’est que la guerre de Crimée fut un événement médiatique. Pour la première fois de l’histoire, peut-être, la presse allait jouer un rôle de premier plan dans la perception du conflit et dans l’opinion publique qui pouvait, elle, influencer les décisions des gouvernements. 

Trois innovations vont contribuer à cette évolution. Alors que le chemin de fer et les bateaux à vapeur facilitent les déplacements, l’invention de la télégraphie inaugure la communication instantanée sur de longues distances. Deuxièmement, la photographie va servir à documenter et à mettre en images les scènes du conflit. Troisièmement, plusieurs journaux emploient des correspondants de guerre qui livrent des reportages saisissants. Ceux de William Howard Russell du Times de Londres se font particulièrement remarquer.

En parcourant un journal louisianais des années 1850, on ne peut qu’être frappé par l’omniprésence de l’actualité internationale. Même à la campagne, y compris dans les régions francophones, la population voulait rester au courant des grands événements. 

Le journal que j’ai examiné dans le cadre de mes recherches s’appelle Le Messager. Édité par des immigrés français établis en Louisiane, d’abord Charles Piéron puis Charles Moroy et Auguste Lagardère, cet hebdomadaire a existé de 1846 à 1861, avant de s’éteindre vers les débuts de la guerre de Sécession. Les copies du Messager sont très rares, mais, fort heureusement, un centre d’archives de l’Université du Texas à Austin en possède une collection substantielle que j’ai pu consulter lors d’un voyage là-bas.

La paroisse Saint-Jacques, région colonisée par des Acadiens réfugiés en Louisiane dans les années 1760, était surtout connue pour ses plantations de canne à sucre. Cela veut dire que l’esclavage y était pratiqué massivement et que les richesses créées par le travail des Créoles et Afro-Américains esclavagisés profitaient surtout aux planteurs de l’élite. Ainsi, le contexte esclavagiste se voit partout dans Le Messager et dans d’autres journaux du Sud, à travers les annonces pour fugitifs et pour êtres humains à vendre, par exemple.

Loin de l’idée reçue que nous avons d’une minorité isolée et pauvre, la presse de la Louisiane francophone donne l’impression d’une société connectée et en pleine évolution. D’ailleurs, près de 140 journaux de langue française ont vu le jour en Louisiane entre la fin du 18e siècle et la Guerre civile, 63 à La Nouvelle-Orléans et environ 75 dans les petites villes et paroisses de la campagne. Ces organes participaient à un réseau que le chercheur Guillaume Pinson a qualifié de « système francophone de l’information », reliant les communautés d’Amérique du Nord et celles de l’Europe.

La couverture de la guerre de Crimée dans Le Messager donne à voir l’efficacité du télégraphe dans la diffusion de l’information. Inventé à la fin du 18e siècle, ce système de transmission de messages au moyen de câbles électriques se généralise dans les années 1830-40. À partir de 1848, La Nouvelle-Orléans communique directement avec New York. 

Pour donner à son lectorat des nouvelles du conflit, Le Messager publie des brèves qui lui sont transmises par un autre journal, L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, que cette gazette reçoit de New York ou de Halifax, après l’arrivée de bateaux qui apportent des journaux et documents de l’Europe. 

C’est à partir de 1866 qu’un câble transatlantique reliera les deux continents. Ce sera une étape de plus dans la marche vers la mondialisation, mais, à l’heure de la guerre de Crimée, il faut encore attendre les vaisseaux d’outre-Atlantique.

Les abonnés du Messager ont également accès à des articles de fond, des documents officiels liés à la guerre ainsi que des chroniques et des correspondances. Ces textes proviennent de journaux de l’Europe et sont reproduits intégralement. Puisque les États-Unis disposent alors d’une presse francophone très dynamique, un certain nombre de ces articles sont relayés par des journaux comme L’Abeille ou encore Le Courrier des États-Unis, basé à New York.

De cette foisonnante couverture dans la gazette locale, il ne peut résulter qu’un effet de proximité, voire d’humanisation de cette guerre sanglante aux enjeux diplomatiques très complexes. Par exemple, j’ai été frappé par un article intitulé Le Chien du Régiment (21 juillet 1855), où une anecdote sur un chien des Pyrénées dans l’armée française est rapportée dans « une lettre écrite du camp devant Sébastopol ».

L’intérêt pour ce conflit en Louisiane francophone s’explique en partie par les liens très actifs que maintiennent plusieurs familles avec la France. De nos jours, la présence d’une importante diaspora ukrainienne au Canada favorise certes le soutien populaire envers l’Ukraine, même s’il y a d’autres facteurs à l’œuvre. C’est une question qui fera l’objet d’une de nos chroniques ultérieures.