Un an après cette déclaration de guerre de Chamberlain, la situation paraît plutôt sombre aux yeux du chroniqueur. Non seulement Chamberlain lui-même n’est plus au pouvoir, remplacé par Winston Churchill, mais la Pologne, la Norvège, la Hollande, la Belgique et la France sont tombées face à un agresseur qui impose une nouvelle manière de faire la guerre : la vitesse et la peur. Le plus terrible est cependant que l’Angleterre se trouve désormais seule contre l’ennemi alors qu’elle se voit « abandonnée par un allié presque séculaire ». (Les États-Unis n’entreront dans le conflit que l’année suivante, à la suite de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor). Alors que la Russie, l’Italie et le Japon se sont jetés dans la mêlée, force est d’admettre, remarque le chroniqueur, que « tout l’Ancien Monde est devenu un théâtre de feu et de bouleversements ».
Malgré l’incertitude, malgré l’isolement de l’Angleterre, les lecteurs et les lectrices du Petit Courrier peuvent garder espoir en ce 5 septembre 1940 : Hitler s’est montré sous son vrai jour et ses tactiques sont maintenant connues. L’Angleterre, qui jouit de l’appui du Canada, ne s’en trouve que plus forte puisque si l’Empire britannique n’a jamais été aussi menacé, jamais n’a-t-il été à ce point résolu à survivre! Peut-être fallait-il alors rappeler la filiation du Canada à la Grande-Bretagne pour convaincre les lecteurs du Courrier du bien-fondé de notre participation à l’effort de guerre, mais la résistance de l’Angleterre contre tout un continent apparaissait alors aux yeux de d’Éon dans tout ce qu’elle avait d’émouvante. Après tout, explique le chroniqueur, les colonies françaises d’Afrique, « inspirées par le grand Churchill », ne s’étaient-elles pas rangées du côté britannique?
À feuilleter les nouvelles locales de cette édition du 5 septembre 1940, par contre, la vie semblait suivre son cours dans le Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse, bien loin du front de la guerre. À Lower Saulnierville, Madame Issie Saulnier recevait la visite de Monsieur Sylvester Deveau, venu d’East Boston en motocyclette, tandis que Messieurs Charlie et Alphée Comeau, employés à Halifax, profitaient du congé de la fête du Travail pour quitter la ville et venir se reposer quelque temps chez eux. Cependant, non loin de là, dans le même village, Monsieur Adelbart Aymar, soldat dans le Dental Corps Association, s’apprêtait à regagner son régiment à Halifax après une visite chez son père. En page 6 du journal, une publicité en anglais montrant des avions de guerre éclairés par des faisceaux lumineux dans un ciel couvert d’une épaisse fumée noire, invitait les Canadiens à acheter des Obligations de la Victoire pour financer l’effort de guerre. Rappelant le bruit des bottes foulant le sol ennemi, une vignette au bas de la publicité martelait Buy Bonds to Beat Barbarism. À la page suivante du Courrier, accompagnant les nouvelles locales des Concessions et de la Saumone et la chronique nécrologique, une photo nous fait voir l’entraînement de « soldates » du corps auxiliaire de l’Aviation royale, en Angleterre.

79 ans plus tard, tout cela nous semble si loin pour nous qui n’étions pas nés et pour qui la mémoire de la guerre en est une qui est racontée dans les cours d’histoire, dans les livres, au cinéma. Pourtant, en 1940, la guerre était bien réelle, et le chroniqueur comprenait l’importance qu’elle devait avoir sur l’histoire du monde. Combien de temps allait-elle encore durer? Combien de temps l’Angleterre pourrait-elle encore résister face à l’insistance d’Hitler? La réponse à ces questions reste incertaine, sauf sur un point : « Mais une chose que nous pouvons déjà bien comprendre c’est quel qu’en soit le résultat, [la guerre] aura des répercussions sur l’histoire géographique et politique du monde pour des années à venir et si on parlera encore de ‘démocratie’ ce sera certainement sous une forme bien modifiée. » Cette conscience du chroniqueur face à l’angoisse d’une fin possible de la démocratie, du monde tel qu’on le connaît, si elle nous apparaît lointaine, n’est pas sans nous rappeler nos propres angoisses face à un monde qui se radicalise dans un populisme qui refuse de reconnaître nos parts d’ombre, qui craint la différence culturelle et qui nie le gouffre climatique qui nous aspire lentement vers un drame plus sournois que les attaques réinventées d’Hitler.
Jimmy Thibeault, (CRÉAF) et Chantal White, Département d’études françaises, Université Sainte-Anne (avec la collaboration de Ramona Blinn).