Lorsque les projecteurs se braquent sur elle pour la première fois en novembre 1971, la laveuse de plancher, femme et fille de pêcheur a déjà 72 ans. Elle s’était fait connaitre un an plus tôt à la radio et lors d’une lecture publique à la Bibliothèque nationale du Québec de Montréal, le 20 février 1971.
La Sagouine parle, la Sagouine parlons
« J’ai peut-être ben la face nouère pis la peau craquée, ben j’ai les mains blanches, Monsieur!», dit-elle, pour se présenter. La Sagouine gagne sa vie en lavant les planchers chez les gens « d’en-Haut », ceux qui peuvent s’endimancher pour aller à la messe. « Je pouvons ben passer pour crasseux : je passons notre vie à décrasser les autres. »
Entre deux séances de récurage, la femme authentique, sage et terre-à-terre raconte la misère des siens et celle des autres.
Ce faisant, la dramaturge Antonine Maillet a ramené sur scène la vieille langue acadienne qui rappelle Rabelais (reconnu pour inventer des mots nouveaux dans ses ouvrages). Même si elle a archaïsé légèrement le vocabulaire pour ajouter de la couleur au discours, les Acadiens s’entendent dans la parlure de la Sagouine, lorsqu’elle sort de son placard, fin 1970.
Dès sa première incarnation à CBAF (la radio de Radio-Canada Atlantique), la voix de la Sagouine est très bien reçue. « Ça a été rafraichissant», estime Joël Belliveau, professeur d’histoire à l’Université Laurentienne à Sudbury, en Ontario et originaire de Shédiac, près de Bouctouche. « Je pense que c’est la raison de son succès à ce moment-là. Il y a eu la fierté de se reconnaitre dans un personnage de fiction. »
L’historien, qui a étudié les mouvements de contestation culturelle de la fin des années 1960, explique que c’est l’époque « où l’on se dit qu’on a le droit d’exprimer qui on est, notamment par le langage, par notre manière de parler ». Comme la Sagouine, L’Osstidcho de Robert Charlebois, Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay et Moé j’viens du Nord, ‘stie de la Troupe de l’Université Laurentienne de Sudbury mettent en valeur le langage populaire.
Avec sa création, Antonine Maillet a réussi à redonner la parole à l’Acadie réelle tout en rejoignant un vaste public, et ce, même si la vieille dame ne devrait pas avoir droit de parole. Après tout, «sont rien que du pauvre monde… Rien que des genses d’en bas».
Après la naissance radio du personnage, quelques monologues sont présentés en lecture publique le 20 février 1971 à Montréal. Un premier recueil est publié rapidement par la maison d’édition Leméac fin 1971.
L’interprète par excellence de la Sagouine, Viola Léger, entre en scène au lancement de ce recueil, le 24 novembre 1971 à Moncton. Après les discours, la comédienne costumée entre dans la salle, vide quelques poubelles, et lance un monologue. Le projet théâtral prend dès lors forme. Il mènera son interprète de Moncton à l’Allemagne en passant par Saskatoon et Paris.
Viola Léger transporte les hardes, les propos universels et l’accent typé de la fourbisseuse de planchers au Théâtre du Rideau Vert de Montréal, au Québec, le 9 octobre 1972 pour une représentation unique. Le succès est tel qu’elle y redépose ses «siaux d’eau sale» dès décembre 1975.
Aux yeux de nombreux observateurs, le Québec s’approprie rapidement le personnage. En 2003, l’artiste néobrunswickois Herménégilde Chiasson écrit que le discours devient « un objet de curiosité linguistique et de revendication politique ». L’artiste-penseur estime aussi que la Sagouine propage au Québec l’image d’une Acadie aux « entités fragiles et menacées, bref des gens à sauver ».
« C’est devenu une pièce de fétichisation des Acadiens par les Québécois », renchérit l’homme de théâtre franco-ontarien Joël Beddows.
La comédienne franco-manitobaine Marie-Ève Fontaine ne le perçoit pas ainsi. Chez elle, les monologues imagés, drôles et durs ont provoqué mille questions «qu’on voudrait poser à nos amis acadiens au sujet de leur histoire familiale».
D’Évangéline à la Sagouine
À l’image de ces témoignages, les critiques et les analyses du texte vont dans tous les sens. Récupérée par le discours nationaliste, l’anti-héroïne s’oppose à la pure, la belle et la fictive Évangéline; elle vit dans la marge, exploitée, opprimée.
Ailleurs, on dit que la Sagouine remporte les paris grâce à sa sagesse, sa lucidité, son intelligence, sa dignité, son humour et sa résignation.
« Elle prend le parti des petites gens, relève Joël Belliveau. Elle lance des pointes envers les riches, les politiciens, les anglophones, mais avec ce ton naïf. »
Malgré un succès nourri hors Acadie, la Sagouine a aussi été perçue comme un objet de folklore.
Avant de découvrir un personnage qui « a quelque chose d’un peu subversif, d’un peu rebelle », Joël Belliveau se rappelle de l’avoir vue «comme quelque chose de traditionnel, quelque chose à rejeter. Comme on disait “Il faut en finir avec Évangéline”, on disait “il faut en finir avec la Sagouine” ».
Une Sagouine en boite
Ce village touristique, animé par des guides costumés, a ouvert ses portes en 1992 et a attiré jusqu’à 60 000 visiteurs et employé près de 200 personnes chaque été à Bouctouche. Ce faisant, le site touristique a contribué à faire rayonner la Sagouine et son milieu.
« La Sagouine a été dénaturée pour devenir un produit », critique Joël Beddows. Dans son équation, il tient compte du village, mais aussi des choix qui ont orienté le parcours de la Sagouine, qu’il juge durement. Pour cet homme passionné par le théâtre, elle a été cantonnée à une seule interprétation, figée dans une seule mise en scène : « C’est un objet extraterrestre. Il y a quelque chose de très artificiel, parce qu’on a limité les lectures possibles. »
Le metteur en scène et professeur de théâtre voudrait bien que la Sagouine – et les textes de sa talentueuse autrice – profite de la profondeur des interprétations diverses, à l’instar des Belles-sœurs de Michel Tremblay. « Je donnerais le rôle à une jeune punk de 18 ans », lance-t-il.
En bon historien, Joël Belliveau préfère le portrait du Bouctouche de 1930 que propose la pièce. « C’est un personnage qui raconte son milieu. C’est un point de vue sur une communauté. C’est un point de vue qui n’est pas celui des dominants, des bien-pensants du village », argue-t-il, à son tour.