La cuisine canadienne ne se résume pas à un seul plat national. C’est une tout autre histoire qui mijote depuis des siècles derrière les fourneaux des grands chefs et dans l’intimité des foyers.
« Nous n’avons pas de cuisine homogène typiquement canadienne, nous avons une cuisine multiculturelle qui s’est développée grâce aux vagues d’immigration successives », précise d’emblée Laurier Turgeon, professeur d’ethnologie et d’histoire à l’Université Laval, à Québec.
« Le Canada n’a pas sa propre haute cuisine. À la place, nous avons un multilinguisme culinaire », renchérit Nathalie M. Cooke, professeure de littérature anglaise à l’Université McGill, à Montréal.
La spécialiste de l’alimentation explique que le Canada a construit sa « fiction d’une cuisine nationale » dans le contexte du multiculturalisme : «Notre cuisine raconte l’histoire de l’altérité et de l’intégration.»
L’alimentation, en effet, n’est jamais figée dans le marbre des traditions : elle combine sans cesse l’ancien et le nouveau, le proche et le lointain, le familier et l’étranger.
Un brassage sans équivalent
« Certains aliments, comme le sirop d’érable, ont développé un statut iconique dans notre mythologie, mais l’art culinaire est comme un langage perpétuellement en train d’évoluer », résume Nathalie M. Cooke.
L’historienne culinaire Fiona Lucas estime également qu’on ne peut plus parler de cuisine traditionnelle canadienne : « Chaque famille a sa cuisine traditionnelle, en fonction de ses origines. »
Depuis les premiers colons français et anglais, la gastronomie canadienne n’a cessé de s’enrichir et de se métisser. En franchissant les frontières, les immigrés ont apporté dans leurs bagages la culture alimentaire de leur pays d’origine.
Nathalie M. Cooke cite l’influence des immigrants chinois dès le XIXe siècle, mais aussi des Italiens entre 1940 et 1960, ou encore des Vietnamiens à partir des années 1970.
Dans leur sillage, les Canadiens ont découvert de nouvelles saveurs, de nouvelles épices, de nouveaux modes de cuisson. Les nouveaux arrivants, de leur côté, ont abandonné certains savoir-faire, amendé certains rituels, adapté certaines recettes.
Ce brassage sans équivalent se retrouve dans les assiettes du chef albertain JP Dublado, d’origine philippine. Le cuisinier marie les saveurs asiatiques de son enfance avec des produits du terroir albertain.
« Il n’y a pas vraiment de cuisine canadienne, c’est un mélange diversifié de tellement de cultures », souligne-t-il.
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Collage de plats régionaux
Pour Laurier Turgeon, l’invention du restaurant chinois à la canadienne témoigne d’un autre compromis inventif entre les traditions du pays d’origine et les rituels du pays d’accueil. Le buffet chinois trouve son origine à Vancouver, vers 1870.
« La cuisine chop suey (la version nord-américaine de la cuisine chinoise) mêle les références identitaires des deux cultures, observe l’ethnologue. Certains plats n’existent même pas en Chine et d’autres sont adaptés aux gouts canadiens. »
Malek Batal, d’origine libanaise et professeur de nutrition à l’Université de Montréal, évoque l’humus réinventé à toutes les sauces avec des versions betterave, poivron, jalapéno, qu’on ne trouvera jamais au Liban.
« L’alimentation est un terrain où s’opèrent des jeux d’appropriation et de rapprochement des cultures », analyse-t-il.
Dans ces va-et-vient entre l’ici et ailleurs, la cuisine canadienne est également une mosaïque de plats régionaux : la tarte au beurre (butter tart) de l’Ontario, le bœuf au gingembre de Calgary, le schmoo torte fait de crème fouettée, de caramel et de noix du Manitoba, le fish and brewis à base de morue et de pain dur de Terre-Neuve.
« Les ingrédients locaux disponibles et les différentes poches d’immigration influencent les spécialités des provinces et territoires », considère Malek Batal. Il prend l’exemple des immigrants d’Europe de l’Est qui ont amené les pierogis en Alberta, en Saskatchewan et en Ontario.
« Les différentes régions du pays ont leurs propres produits et techniques de préparation, elles n’ont cependant pas développé la même mythologie », poursuit Nathalie M. Cooke.
Se distinguer du Canada anglais
Les Canadiens français sont souvent les premiers à avoir affirmé leur identité culinaire, « pour se distinguer du Canada anglais et ne pas être assimilés », relate Laurier Turgeon.
Il évoque les fèves au lard et la tourtière québécoises, le fricot et la poutine râpée des Acadiens, devenus de véritables emblèmes culturels.
Les traditions alimentaires des Canadiens anglais ont néanmoins toujours imprégné la gastronomie des francophones. Sous l’influence des colons britanniques, les colons français se sont mis à manger des pommes de terre, jusqu’alors réservées aux animaux. Une nouvelle habitude qui donnera naissance des siècles plus tard au célèbre pâté chinois.
« Il y a toujours eu des différences marquées entre les deux cuisines, mais la ligne est de plus en plus ténue. Les gens et les aliments se sont mélangés », relève Fiona Lucas.
Malek Batal note de son côté une « certaine standardisation des habitudes » à travers le pays avec la multiplication de la restauration rapide à l’américaine où règnent burgers et frites.
Au-delà des couches d’influences successives – française, anglaise, asiatique et, bien sûr, américaine – le premier patrimoine culinaire canadien est celui des peuples autochtones.
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Révolution culinaire à l’horizon
Une gastronomie à base de gibier, de poissons, de riz sauvage, de baies et d’herbes indigènes reprend de plus en plus de place : aiguilles de sapin baumier, persil de mer, thé du labrador, cerf, lièvre fumé, crabes des neiges, etc.
Une cuisine avec des méthodes de préparation unique de séchage et de fumage du poisson, de cuisson lente dans des boites de bois cintrées.
« La richesse et la diversité de nos produits sont sans limites, notre territoire a un potentiel gigantesque, des variétés folles de végétaux », confirme Laurier Turgeon.
Pendant très longtemps, les Canadiens ont regardé ailleurs, mais l’intérêt renait aujourd’hui pour ce qui est plus près.
« Les Autochtones ont toujours valorisé leur propre cuisine, c’est une question d’identité, mais de plus en plus de chefs non autochtones redécouvrent cette cuisine et s’en emparent », constate Malek Batal.
Le signe, selon Laurier Turgeon, qu’une « grande révolution culinaire » se dessine. À ses yeux, grâce à l’utilisation croissante d’aromates locaux, la cuisine canadienne devient de plus en plus élaborée, riche d’un « gout unique » qui la distingue radicalement des autres gastronomies. Autrement dit, une manière d’affirmer son patrimoine culturel dans l’assiette.