Ce récit est divisé en deux parties. En voici la première.
Né à Shediac, près de Moncton, d’une famille aisée, William Lusk Webster n’a jamais – jusqu’à sa mort – voulu parler ouvertement de son rôle dans l’effort scientifique sans précédent qui a mené à l’arme nucléaire. Peut-être était-il perturbé par l’aboutissement du projet Manhattan. Peut-être souhaitait-il que sa participation demeure la plus discrète possible, préférant une vie loin des projecteurs.
Ce que l’on sait de son histoire provient de nombreuses lettres, de comptes rendus dans quelques livres et documents sur l’aventure nucléaire et aussi d’«enquêtes» effectuées à son propos.
Voyons cela de plus près.
John Edward Belliveau, originaire de Moncton, était journaliste pour le Toronto Star au Québec. On se souviendra de lui notamment pour avoir écrit une série d’articles et un livre sur la célèbre «affaire Coffin».
À l’été 1979, ce journaliste publie dans le magazine Atlantic Advocate un récit en deux parties sur la vie de William Lusk Webster : «Atomic Superspy» (Le super espion atomique). Bon, le titre en beurrait un peu épais.
Au cours des années 1970 et après, l’historien acadien Régis Brun s’intéresse lui aussi à la vie de William L. Webster. Il rassemble dans un document une quantité impressionnante de lettres et autres références sur ce personnage.
Dans ces papiers se trouve aussi l’ébauche d’une biographie sur Webster qui n’a jamais été publiée. Les informations présentées dans ce récit proviennent en bonne partie des recherches menées par Régis Brun, dont plusieurs sont inédites.
Voici donc l’étonnante histoire de William Lusk Webster.
Un étudiant brillant
Son père était John Clarence Webster, un anglophone originaire de la petite ville acadienne de Shediac, près de Moncton, au Nouveau-Brunswick. Sa mère, Alice Lusk, était américaine et issue d’une famille fortunée de New York.
M. Clarence Webster était médecin gynécologue et auteur de manuels de médecine. À l’époque, la famille Webster vivait à Chicago, mais passait presque tous les étés à Shediac, où William vient au monde en 1903. En 1919, la famille déménage pour de bon à Shediac.
William a donc grandi à Chicago jusqu’à ce qu’il entreprenne des études supérieures au Victoria College de l’Université de Toronto, puis au prestigieux Trinity College de l’Université de Cambridge, en Angleterre. C’est à Cambridge qu’il obtient un doctorat en physique en 1926, à l’âge d’à peine 23 ans.
C’est aussi à Cambridge qu’il côtoiera des scientifiques de grand renom, qui joueront un rôle dans les recherches qui mèneront à la fabrication de la bombe atomique et avec qui Webster travaillera.
Parmi ces scientifiques, il y a Ernest Rutherford, directeur du «Laboratoire Cavendish», nom donné au Département de physique de l’Université de Cambridge. Rutherford, lauréat d’un prix Nobel, est considéré comme le «père de la physique nucléaire». Sous sa direction, une équipe du laboratoire réussira une fission artificielle de l’atome, ce qui est au cœur de l’élaboration de la bombe atomique.
John Cockcroft est l’un des membres de l’équipe ayant réussi la première fission. Brillant physicien britannique lui aussi, il recevra un jour à son tour un prix Nobel. Webster s’associera de près avec lui, comme nous le verrons.
Mentionnons enfin James Chadwick, autre prix Nobel, qui a découvert le neutron, ce qui a mené à la fission nucléaire.
C’est dans un tel environnement scientifique fébrile qu’évolue William L. Webster, quoiqu’il ne soit pas directement engagé dans la recherche nucléaire à cette époque. En fait, au fil des ans, il déchante de plus en plus par rapport à la «science pure» et cherche d’autres voies professionnelles.
Problèmes psychologiques
À vrai dire, Webster est un être perturbé. Il se confie parfois dans des lettres à des collègues ou connaissances, admettant que les «troubles» qui le tenaillent sont de nature psychologique. Il est irritable, nerveux, ce qui nuit à son travail. Il hésite, doute de plusieurs choses, change souvent d’idée sur sa carrière.
En 1933, il décide qu’il a besoin d’une pause. Il se rend en Afrique du Sud et, au cours des mois qui suivent, il parcourt en voiture le continent africain du sud au nord, traversant le désert du Sahara jusqu’à Alger. De là, il se rend en France, où vit sa sœur Janet.
De retour en Grande-Bretagne à la fin de l’hiver 1934, Webster réoriente du tout au tout sa carrière et s’inscrit à la réputée London School of Economics, où il étudiera jusqu’en 1938.
Petite anecdote, il y a presque côtoyé un jeune John F. Kennedy. Celui-ci s’était inscrit à cette école en 1935 et s’était rendu à Londres, mais il a dû retourner aux États-Unis avant le début des cours en raison de maladie. Il n’y retournera pas.
Pendant ses études, Webster tergiverse toujours sur son avenir. Il songe à revenir au Canada et même à se présenter comme député fédéral de Westmorland, la circonscription comprenant la ville de Shediac. Il envisage aussi de devenir professeur d’économie à l’Université de Toronto. Il finira par renoncer à ces deux projets.
Sa mère s’exaspère de l’état de son fils. Après avoir visité sa fille Janet en France puis William à Londres, en mars 1938, elle confie à une amie dans une lettre être déçue que son fils ait renoncé à revenir au Canada :
«Je comprends qu’il veuille résoudre ses ennuis personnels à sa façon, mais il a maintenant 35 ans et je pense qu’il est temps d’abandonner les théories abstraites au profit d’une expérience pratique des besoins humains. [trad.]»
L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, en septembre 1939, marquera un tournant dans la carrière de William Lusk Webster. Ses nouvelles fonctions, plus secrètes, l’amèneront aux États-Unis et le plongeront dans l’orbite du projet de la bombe atomique.
Suite la semaine prochaine…