le Mercredi 18 septembre 2024
le Mercredi 28 août 2024 7:00 Nouvelles

L’épuisement militant : «Une bataille contre soi-même»

Aux quatre coins du pays, des militants francophones témoignent de leurs combats et de leur fatigue. Face au manque de moyens, leurs convictions sont mises à rude épreuve. — PHOTO: Gerd Altmann – Pixabay
Aux quatre coins du pays, des militants francophones témoignent de leurs combats et de leur fatigue. Face au manque de moyens, leurs convictions sont mises à rude épreuve.
PHOTO: Gerd Altmann – Pixabay
FRANCOPRESSE – Les militants francophones sont fatigués d’agir sans moyens. Face aux heures qui s’accumulent, à la pression intenable, certains tournent le dos au militantisme. D’autres, au contraire, s’accrochent coute que coute, prêts à sacrifier leur bienêtre pour faire avancer la cause des communautés francophones en situation minoritaire.
L’épuisement militant : «Une bataille contre soi-même»
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«On nous demande de faire des changements systémiques avec 300 000 dollars de budget par an. C’est hypocrite», s’indigne Johanna Venturini. 

PHOTO: Courtoisie

Marine Ernoult – Francopresse

«L’épuisement militant, c’est une pente très douce et très longue. Au fond de soi, on le sait, mais c’est très difficile d’arrêter. C’est une bataille contre soi-même, on repousse constamment ses limites», confie l’ancienne directrice générale d’Actions Femmes Île-du-Prince-Édouard, Johanna Venturini.

La Franco-Canadienne prend la tête de l’organisme francophone en 2020 avec l’ambition de «faire réellement bouger la société». Investie dans la cause féministe depuis ses études postsecondaires, elle voit dans ce «poste de pouvoir» l’occasion de faire passer son engagement «à un niveau supérieur».

Très vite, la trentenaire est confrontée à un casse-tête insoluble ou presque : faire renaitre de ses cendres un organisme à l’arrêt depuis des années.

Assurer la gestion de l’organisme et de l’équipe, répondre aux attentes du conseil d’administration et de la communauté, rencontrer les politiciens et politiciennes, faire des demandes de financement, représenter l’organisme dans les médias et les évènements nationaux, la liste des tâches est longue.

«Je savais que ça allait être un gros challenge personnel, mais là, c’était beaucoup trop sur les épaules d’une seule personne, avoue-t-elle aujourd’hui. En plus, l’incertitude perpétuelle liée aux financements me causait une énorme anxiété.»

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Julie Gillet a été directrice générale du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick de 2020 à 2023, avant de «craquer». 

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Une passion dévorante qui épuise

Julie Gillet, directrice générale du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick de 2020 à 2023 et chroniqueuse pour Francopresse, a elle aussi dû composer avec le manque chronique de ressources humaines et financières, la pression constante «intenable sur le long terme» et des semaines de travail à 80 heures où elle devait courir de réunion en réunion.

«Quand on fait ça, ça touche aux tripes. On ne peut pas rentrer chez soi le soir et tout oublier. La fatigue est omniprésente», explique-t-elle, ajoutant toutefois avoir trouvé «beaucoup de joie» en travaillant avec des gens passionnés qui partagent les mêmes idéaux.

La Franco-Ontarienne Marie-Pierre Héroux a également l’engagement chevillé au corps. En 2016, lors de son entrée à l’Université Laurentienne, à Sudbury en Ontario, l’anglicisation à l’œuvre dans l’enseignement postsecondaire réveille plus que jamais sa fibre militante.

L’étudiante s’engage alors corps et âme dans le mouvement en faveur de la création d’une université franco-ontarienne, qui deviendra l’Université de l’Ontario français (UOF) à Toronto.

Propulsée sur le devant de la scène publique «sans le vouloir», l’ancienne présidente du Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO) frise le «burnout».

«C’était la lutte de ma vie […] Et j’en avais beaucoup trop dans mon assiette, j’avais l’impression que si je ne répondais pas à toutes les demandes dentrevue, le mouvement allait en pâtir», raconte-t-elle.

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Après des années sur le devant de la scène, la Franco-Ontarienne Marie-Pierre Héroux préfère désormais former des jeunes, leur donner les clés pour défendre leur langue et leur culture. 

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Concilier trois vies en une

En Saskatchewan, Jean de Dieu Ndayahundwa a lui aussi connu des moments difficiles. Arrivé à Regina en 2009, il n’hésite pas à se lancer dès 2015 dans une bataille inédite pour l’ouverture d’une seconde école francophone dans la capitale provinciale. Il fonde, avec sept autres parents, le Collectif des parents inquiets et préoccupés de Regina.

«C’est dans mes veines, je ne tolère pas l’injustice. J’ai besoin de me sentir utile», affirme le francophone, originaire du Burundi.

Il doit alors réussir à concilier trois vies en une : la famille, le travail et le bénévolat : «Au début, c’était dur, je dormais très peu la nuit. Je devais travailler les dossiers pendant mes vacances. Heureusement, ma famille a été très compréhensive.»

Il se rappelle encore d’«attaques personnelles» contre lui de membres de la communauté, qui s’opposaient à l’action du Collectif.

«Certains sont allés jusqu’à me discréditer auprès de mon employeur. On était vus comme des fauteurs de trouble, déplore-t-il. Ça faisait mal au cœur. Il fallait avoir les nerfs solides.»

Malgré les doutes et la fatigue, il assure qu’il na jamais songé à abandonner : «Dès qu’une bonne nouvelle tombait, ça redonnait de l’énergie et du courage pour aller jusqu’au bout.»

Après dix ans de négociations avec le gouvernement provincial, un nouvel établissement scolaire sera enfin inauguré en janvier 2025.

Jean de Dieu Ndayahundwa s’inquiète de la difficulté de recruter des bénévoles prêts à se battre pour les causes des francophones en situation minoritaire. 

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Démissionner pour se reconstruire

Au Nouveau-Brunswick, Julie Gillet a fini par craquer et quitter son poste. Les compressions budgétaires incessantes et les «attaques de plus en plus fortes» du gouvernement progressiste-conservateur de Blaine Higgs à l’encontre des «droits des personnes les plus fragiles» ont eu raison de sa détermination. 

«Je ne pouvais plus lire l’actualité politique sans être angoissée. Je n’étais tout simplement plus capable de faire correctement mon travail», livre-t-elle.

À bout, Johanna Venturini démissionne elle aussi à la fin de l’année 2022. Lappel à l’aide d’une victime de violence conjugale a constitué un point de non-retour. «Je voulais tellement la sauver que je me suis improvisée travailleuse sociale. J’aurais dû mettre des limites. Je n’étais pas formée pour ça.»

Elle évoque les réunions de crise jusqu’à 23 h et se souvient du sentiment «d’impuissance» qui l’habitait. Profondément affectée, elle fait remonter la situation au niveau national : «Je me suis retrouvée à pleurer durant des réunions avec des bailleurs de fonds.»

Pour se reconstruire, elle a mis fin à tous ses engagements militants : «J’ai peur de remettre le doigt dans l’engrenage et de voir que rien n’a changé, que les combats n’ont pas avancé.»

De son côté, Julie Gillet assure qu’elle ne pourra jamais vraiment quitter le militantisme : «Ce sont mes valeurs, je ne vais pas disparaitre. J’aborde juste le problème d’une manière différente.»

Selon Patrick Ladouceur, le «sentiment d’isolement» dans les petites communautés francophones contribue à l’épuisement des militants. 

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Les longs combats rebutent

Jean de Dieu Ndayahundwa est, lui, déjà engagé dans son prochain combat : la construction d’une troisième école francophone à Regina. 

Mais la partie est loin d’être gagnée. Depuis la création du comité de parents en 2015, cinq des sept membres fondateurs ont quitté le navire. «Les gens se découragent et préfèrent souvent s’engager à court terme», regrette-t-il.

Un avis que partage le professeur adjoint en justice sociale à l’Université Laurentienne, Patrick Ladouceur : «Ça prend beaucoup de temps pour arriver à des changements. Ça crée de la frustration, car c’est une lutte constante où il y a souvent des régressions.»

Selon lui, le «sentiment d’isolement» dans les petites communautés francophones contribue aussi à l’épuisement des militants, qui doivent redoubler d’efforts pour se coordonner et élaborer des stratégies de mobilisation efficaces.

À cet égard, il estime que les organismes communautaires «bien établis et organisés» jouent un rôle essentiel pour forger un «sentiment d’identité commune autour des luttes pour la justice sociale».

Sur le terrain, Jean de Dieu Ndayahundwa constate la difficulté de recruter des bénévoles prêts à se battre : «C’est inquiétant pour la vitalité de nos communautés en situation minoritaire. Ça peut nuire à nos revendications.»

Patrick Ladouceur croit cependant dans la «résilience» du monde militant. Il en est persuadé, les batailles pour les droits des francophones en situation minoritaire porteront leurs fruits dans les années à venir.