le Jeudi 12 septembre 2024
le Lundi 15 avril 2024 9:00 Nouvelles

Le français : langue économique ou culturelle?

Les nouveaux arrivants venus d’Afrique francophone entretiennent parfois des rapports ambivalents avec le français, lié à l’héritage colonial. Une fois au Canada, certains se détournent carrément de la francophonie.  — PHOTO: Pxhere – CC0 Domaine public
Les nouveaux arrivants venus d’Afrique francophone entretiennent parfois des rapports ambivalents avec le français, lié à l’héritage colonial. Une fois au Canada, certains se détournent carrément de la francophonie.
PHOTO: Pxhere – CC0 Domaine public
FRANCOPRESSE – Les nouveaux arrivants originaires d’Afrique francophone nourrissent des sentiments complexes et paradoxaux à l’égard du français. Pour eux, c’est à la fois la langue du colonisateur et un outil d’intégration économique et sociale. La défense du français n’est pas toujours leur priorité lors de leur arrivée au Canada.
Le français : langue économique ou culturelle?
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La défense du français n’est pas la priorité de certains immigrants africains à leur arrivée au Canada, selon Alphonse Ndem Ahola.

PHOTO: Courtoisie

Depuis des siècles, les communautés francophones en situation minoritaire défendent ardemment le français. La survie de la langue représente pour elles une quête tenace et obsessionnelle, une lutte incessante contre une société qui tend vers l’anglicisation.

Ces dernières décennies, les organismes de défense affirment que sa survie passe par l’immigration francophone, principalement originaire d’Afrique. Mais pour les nouveaux arrivants venus du Cameroun, du Maroc ou d’Algérie, le français est aussi un héritage colonial.

«Ces immigrants entretiennent un rapport paradoxal, même schizophrénique avec le français, dans la mesure où c’est aussi la langue du colonisateur», analyse Alphonse Ndem Ahola, directeur général de Francophonie albertaine plurielle (FRAP).

Le responsable communautaire assure que certains refusent carrément de s’associer à la francophonie, «car ils ne veulent pas avoir affaire à tout ce qui est lié au colonisateur».

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Le sociologue Leyla Sall estime que le français ne fait pas partie de l’identité profonde des immigrants originaires d’Afrique francophone. 

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Culture versus travail

«Le français ne fait pas partie de leur identité profonde, car ce n’est pas leur langue maternelle. Il s’agit de leur deuxième ou troisième langue, apprise à l’école de façon utilitariste», observe Leyla Sall, sociologue à l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick.

«Avec la volonté de sortir du néocolonialisme, de plus en plus de jeunes veulent que leur langue maternelle, comme le peul ou le wolof, soit sur un pied d’égalité avec le français», ajoute l’universitaire.

Lea Muhigi, vice-présidente de l’Association Initiatives Afro-Canadiennes du Nouveau-Brunswick (AIAC-NB), évoque de la même manière les «sentiments complexes» de nombreux immigrants.

D’un côté, ils sont conscients qu’il s’agit d’un «outil essentiel d’intégration économique, sociale et culturelle reconnu officiellement par les institutions politiques» canadiennes, de l’autre le français reste associé à des «expériences coloniales de domination, voire d’oppression».

En Saskatchewan, le directeur général de l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF), Ronald Labrecque, reconnait également que l’attachement au français peut différer entre les Fransaskois et certains nouveaux arrivants venus d’Afrique. Il parle pour les premiers d’«une langue plus culturelle», pour les seconds d’«une langue de travail».

Déception et risque d’anglicisation

Malgré ce rapport ambivalent, la plupart des nouveaux arrivants acceptent de vivre dans la deuxième langue officielle du Canada.

Jean de Dieu Ndayahundwa, originaire du Burundi, s’implique depuis près de 15 ans dans la défense du français en Saskatchewan. 

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«Ils ont l’habitude, ils viennent de pays où c’est l’une des langues majoritaires. Leur premier réflexe quand ils sont ici est de demander des services en français», affirme Ronald Labrecque.

Mais c’est la douche froide pour nombre d’entre eux. Que ce soit à Regina, Edmonton, Toronto ou Halifax, ils découvrent la fragilité du français en milieu minoritaire, la difficulté d’obtenir les services dont ils ont besoin.

«C’est une révélation. On leur a vendu un Canada bilingue et ils réalisent que le français est réduit à de petites gouttes dans l’Ouest», regrette Ronald Labrecque.

«Ils se rendent compte qu’ils doivent maitriser l’anglais pour avoir des emplois de qualité, ça ajoute à leur déception», renchérit Leyla Sall.

Résultat, aux yeux du sociologue, ces nouveaux arrivants ont tendance à s’angliciser : «On leur dit de maitriser le français, mais qu’est-ce qu’ils y gagnent? La défense du français n’est pas un automatisme, ils ne veulent pas se ranger du côté du plus faible.»

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Faire évoluer les luttes historiques

À leur arrivée au pays, la priorité des immigrants qui parlent français n’est pas de se battre pour le fait français : «C’est d’abord d’améliorer leurs conditions d’existence, de se nourrir, d’avoir un toit sur la tête, de trouver un travail», estime Alphonse Ndem Ahola.

Pour Ronald Labrecque, l’attachement au français peut différer entre les Fransaskois et certains nouveaux arrivants d’Afrique. 

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Après quelques années, certains s’engagent néanmoins dans le combat. En Saskatchewan, Jean de Dieu Ndayahundwa, originaire du Burundi, multiplie les engagements communautaires depuis son installation en 2009.

«Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour garder la langue vivante, surtout pour l’éducation de ma fille», témoigne celui qui est employé du Conseil économique et coopératif de la Saskatchewan (CÉSC).

Jean de Dieu Ndayahundwa, qui a appris le français dans les salles de classe burundaises, se dit «très fier francophone». «Ma langue maternelle est le kirundi, mais le français m’a permis de faire des études, de devenir ce que je suis. Ça façonne mon comportement, ma réflexion, mes rêves», confie-t-il.

Le Canado-Burundais est loin d’être le seul immigrant à s’impliquer dans des organismes communautaires. De plus en plus de bénévoles, gestionnaires, présidents et membres de conseils d’administration originaires du continent africain s’imposent.

En Alberta, Alphonse Ndem Ahola insiste cependant sur la nécessité d’adapter les luttes historiques aux besoins «inédits» et à l’«identité culturelle multiple» des nouveaux arrivants, afin qu’«ils s’investissent durablement».

Lea Muhigi appelle les communautés d’accueil à prendre conscience des rapports complexes qu’entretiennent les nouveaux arrivants avec le français. 

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Pour Nicole Arseneau Sluyter, le français «aide tout le monde à se sentir accepté, quel que soit son vécu, ses identités». 

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Fédérer autour du français

Le Franco-Albertain appelle à laisser plus de place aux leadeurs issus de l’immigration : «Les francophones blancs ont parfois l’impression que c’est eux qui doivent avoir le leadeurship sur tout ce qui se fait, ils peuvent voir les immigrants d’Afrique comme une menace pour leur position.»

Un avis que partage Leyla Sall : «Il faut mettre fin à la hiérarchie ethnoraciale. Les nouveaux venus doivent se sentir membres à part entière des communautés d’accueil et partager les mêmes espaces sociaux.»

De leur côté, les organismes représentant les francophones en milieu minoritaire assurent tout faire pour favoriser l’intégration et promouvoir la diversité culturelle.

«Notre objectif est qu’ils se sentent chez eux chez nous», insiste Nicole Arseneau Sluyter, présidente par intérim de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB). «Le français aide tout le monde à se sentir accepté, quel que soit son vécu, ses identités.»

«Quel que soit notre pays d’origine, quelle que soit la diversité des langues parlées à la maison, nous sommes tous des francophones en milieu minoritaire», corrobore Fabien Hébert, président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO).

Face aux conflits linguistiques au sein de la grande famille francophone, tous les Franco-Canadiens interrogés aspirent à faire du français un bien commun : une langue fédératrice qui jette des ponts vers d’autres mondes.

Fabien Hébert assure tout mettre en œuvre pour que tous les nouveaux arrivants se sentent Franco-Ontariens. 

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