Pour le président du conseil d’administration du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne (CIDIHCA), Frantz Voltaire, il faut remonter dans le temps afin de comprendre la situation qui se déroule en Haïti, plus exactement en 2010.
Malgré le tremblement de terre qui secoue la capitale Port-au-Prince le 12 janvier 2010, la communauté internationale, y compris les États-Unis, impose des élections présidentielles aux Haïtiens, relate-t-il.
2010 : catastrophe naturelle, crise politique
Le 14 mai 2011, Michel Martelly devient président avec plus de 67 % des voix, alors qu’il n’avait obtenu que 21 % des voix au premier tour.
En février 2016, sous la pression populaire, il laisse le pouvoir, sans successeur élu.
Après une crise électorale, à la fin de l’année 2016, «encore une fois [la communauté internationale] impose la “solution Jovenel Moïse”, qui va passer avec presque 500 000 voix, alors qu’il y a 5 millions d’électeurs», raconte Frantz Voltaire.
Ce faible taux de participation à l’élection présidentielle s’explique par un boycottage du scrutin. «[Les Haïtiens] reprochaient ce double standard à la communauté internationale présente en Haïti : il y avait d’un côté un discours sur la démocratie et de l’autre des pratiques antidémocratiques», poursuit-il.
L’écrivain canado-haïtien soutient que c’est à partir de ce moment-là que le pays a vu croitre le nombre de gangs armés dans les rues de Port-au-Prince. «[Ils] sont peu armés au départ, mais armés de plus en plus en raison d’un trafic d’armes», ajoute M. Voltaire.
D’où viennent ces armes?
Selon Frantz Voltaire, il n’y a pas en Haïti de production industrielle d’armement; ces armes proviennent principalement de la Floride et de la frontière avec la République dominicaine.
Les États-Unis ne font pas le travail nécessaire pour contrôler le flux d’exportation légale et illégale d’armes à feu en Haïti, estime de son côté Stephen Baranyi, professeur titulaire en développement international et mondialisation à l’Université d’Ottawa.
De Jovenel Moïse à Ariel Henry
Le 5 juillet 2021, deux jours avant son assassinat, Jovenel Moïse nomme Ariel Henry premier ministre du pays. Ce dernier ne passera donc jamais devant le Parlement haïtien, comme le prévoit la Constitution haïtienne de 1987.
Malgré cela, Ariel Henry est nommé à la tête du Palais national par l’ancienne représentante spéciale du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en Haïti, Helen Meagher La Lime.
«Il n’y a pas eu d’élection, rappelle Frantz Voltaire, et Ariel Henry a gouverné pratiquement en autocrate, mais sans contrôler la situation sécuritaire, sans mettre en place des politiques de changement.»
Grogne grandissante
Le mandat d’Ariel Henry devait prendre fin le 7 février 2024, mais il repousse encore une fois les élections à l’année 2025. «Ce qui donnerait à Ariel Henry un mandat peut-être présidentiel», commente Frantz Voltaire.
Toutefois, avant de lancer le processus électoral, Ariel Henry souhaite ramener l’ordre à Port-au-Prince. Il se rend donc au Kenya pour signer une entente pour l’envoi de plus de 1 000 policiers kenyans dans le cadre d’une mission internationale soutenue par les Nations unies pour endiguer la violence des gangs armés.
Mais une partie de la communauté haïtienne voit la mission kenyane comme «une fausse solution», dit M. Voltaire.
«Vous envoyez 1 000 policiers qui ne connaissent pas la langue, qui ne connaissent pas le pays, en plus qu’ils n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour opérer dans le pays. […] On avait l’impression que cette opération était un peu bidon», lâche-t-il.
Pour sa part, Stephen Baranyi soutient que cette mission ne peut qu’aider la Police nationale d’Haïti (PNH) à restaurer un certain niveau de stabilité, «mais elle doit aller de pair avec un accord politique menant à des élections plus crédibles».
Pendant ce temps, la situation sécuritaire et humanitaire dégénère au pays. Le 2 mars dernier, les gangs prennent d’assaut les deux plus grandes prisons de la capitale et libèrent plus de 3 000 prisonniers.
La grogne s’élève à Port-au-Prince, la sécurité des citoyens est de plus en plus à risque. Les gangs prennent le contrôle de plus de 80 % de la capitale ainsi que de l’aéroport international et des ports. Ils bloquent aussi l’accès à plusieurs routes principales.
La demande des groupes armés est claire : Ariel Henry doit démissionner. Le premier ministre ne peut donc plus retourner au pays. Le chef du groupe armé G9, Jimmy Chérizier, surnommé «Barbecue», menace de déclencher une guerre civile.
Rencontre d’urgence et démission
Voyant la situation empirer, la Communauté des Caraïbes (CARICOM) convoque une rencontre d’urgence en Jamaïque le 11 mars. Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, y participe par vidéoconférence, mais aucun représentant haïtien n’y prend part, un «grand problème», soutient Stephen Baranyi.
Cependant, «Haïti était dans une impasse», ajoute-t-il. Pour lui, l’idée derrière cette rencontre était «d’aider les Haïtiens à construire un contrepouvoir qui pût avoir un petit peu plus de légitimité requise pour organiser des élections et surveiller la force multinationale».
Sous la pression populaire et ayant perdu l’appui de la communauté internationale, Ariel Henry annonce sa démission le 12 mars, mais pas sans condition. Il déclare qu’il continuera de gérer les affaires courantes, en attendant la création d’un conseil présidentiel demandé par CARICOM.
Malgré tout, la CARICOM obtient l’accord des États-Unis et du Canada pour mettre en place un conseil présidentiel de transition. «Un énorme pas en avant», considère Stephen Baranyi.
Un conseil présidentiel, c’est quoi?
«On crée une instance qui va être très difficile [à gérer], observe Frantz Voltaire, perplexe. Une commission présidentielle composée de sept membres venus de différents secteurs. C’est une structure qui n’est prévue ni par la Constitution ni par la tradition gouvernementale en Haïti.»
Le président du CIDIHCA indique que le conseil présidentiel n’est pas chargé de remplir des fonctions exécutives, mais de proposer un premier ministre qui aurait notamment comme mandat d’organiser des élections.
Cependant, la complexité de la crise haïtienne ne peut être résolue par la présentation d’un groupe, avance M. Voltaire.
Même son de cloche du côté de Stephen Baranyi. «On ne résout pas les problèmes de fond d’un pays comme Haïti en un jour, admet-il. Mais ce déblocage était absolument crucial pour pouvoir mettre en place un vrai gouvernement plus largement accepté.»
Ce pouvoir, attendu par la communauté internationale depuis maintenant plusieurs jours, pourrait permettre aux forces multinationales de contrôler les gangs.
Il n’y a cependant toujours pas de consensus concernant qui devraient être les membres du conseil présidentiel.
Par ailleurs, le Kenya a suspendu l’envoi de ses policiers en Haïti en attendant la nouvelle autorité constitutionnelle.