« L’éradication de la variole montre qu’avec une volonté sans faille de part et d’autre, un travail d’équipe et un esprit de solidarité internationale, il est possible d’atteindre dans le domaine de la santé publique des objectifs mondiaux ambitieux », déclarait alors la docteure Margaret Chan, directrice générale de l’OMS de 2007 à 2017, en rajoutant : « Cette sculpture vient rappeler l’importance d’une telle réalisation et le pouvoir qu’a la coopération internationale en santé d’agir durablement pour le bien de l’humanité. »
Autant la disparition de ce fléau millénaire avait marqué une victoire incontestable des principes constitutifs de l’OMS, autant la concertation autour de cette initiative avait fait ressortir des tensions fondamentales sur le plan géopolitique. Ayant déjà évoqué l’éradication de la variole dans deux chroniques consacrées à la vaccination en contexte mondial (21 juin et 5 juillet 2019), il importera ici de dégager cet aspect avec lequel devait compter l’action de l’OMS.
Plusieurs pays et régions du monde avaient réussi à se débarrasser de la variole dans les années 1930 et 1940, dont l’Union soviétique, sous la lourde férule de Joseph Staline. Même si, pour le camp communiste, ce succès servait à démontrer la supériorité du modèle socialiste, les conditions n’étaient pas réunies pour monter une campagne internationale sous l’égide de l’OMS, d’autant plus que l’URSS allait suspendre son adhésion entre 1949 et 1956. C’est sur fond de la guerre froide, cette période d’intense rivalité entre le bloc soviétique et les États-Unis, qu’une proposition du directeur général de l’OMS, le Canadien Brock Chisholm, fut rejetée par l’Assemblée mondiale de la santé de 1955. À cette époque la mortalité due à la variole tournait autour de 2 millions de décès par année.
La situation change dans les années 1960, grâce à la « détente » ou l’apaisement des hostilités après la crise des missiles de Cuba (1962). Dans l’intervalle se sont produites d’autres expériences pertinentes comme le combat en Haïti contre le pian – une atroce maladie défigurante et débilitante – et les efforts d’éradication de la malaria, aux résultats mitigés. L’URSS ayant réintégré l’OMS après la mort de Staline, le ministre de la Santé Viktor Zhdanov a fait voter en 1958 une résolution en faveur de l’élimination de la variole, volonté qui est réitérée de plus belle à partir de 1965.
Alors que la contribution soviétique privilégie l’expertise scientifique et le don de matériel, l’activité des États-Unis prend une grande ampleur sur le terrain. Les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), une agence fédérale, coordonne les efforts dans plusieurs pays d’Afrique. Qui plus est, c’est un Américain, l’épidémiologiste Donald A. Henderson, qui dirige la campagne internationale de 1966 à 1977. Respecté des Soviétiques, il arrive à implanter au niveau local une rigoureuse stratégie dite « de surveillance et d’endiguement » du virus pour que l’immunisation porte ses fruits.
Les derniers cas de variole sont signalés en 1975 au Bangladesh (variola major) et en 1977 en Somalie (variola minor). L’an suivant, une employée de la faculté de médecine de Birmingham, en Angleterre, est infectée par un échantillon en laboratoire. Elle sera la dernière victime de la maladie qui est considérée comme ayant été éradiquée à partir de 1980.
En plus des enjeux politiques, une telle campagne implique également des facteurs sociaux et communautaires. Ceux-ci sont tout aussi importants que ceux-là, sinon plus. Là où les agents de santé ne jouissent pas de la confiance de la population, nul progrès n’est possible. La décennie qui voit le triomphe de l’humanité sur la variole témoigne aussi de l’avènement d’un paradigme nouveau en santé publique internationale, c’est-à-dire celle des soins de santé primaires (SSP).
L’approche des SSP se fonde sur un élargissement des priorités au-delà des services médicaux au sens strict. D’une part, elle met l’accent sur l’ensemble des déterminants de la santé – comme l’accès à l’eau potable, par exemple – et, d’autre part, la participation communautaire elle fortement valorisée. Il peut être question d’améliorer les conditions de vie d’une population donnée ou encore d’incorporer les croyances liées à la médecine traditionnelle. Les SSP relèvent donc d’une remise en question de l’étalon du développement selon les seuls critères des pays riches. Ayant fait l’objet de réflexions conjointes par l’OMS et l’UNICEF, ce modèle est consacré à l’occasion de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires tenue en septembre 1978 à Alma-Ata, au Kazakhstan (URSS).
La déclaration qui en résulte fait écho à la constitution de l’OMS, signée en 1946, en affirmant : « Le développement économique et social, fondé sur un nouvel ordre économique international, revêt une importance fondamentale si l’on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés. »
Cependant, l’énoncé d’Alma-Ata va plus loin : « Tout être humain a le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui lui sont destinés. »
Ce principe est alors en train d’être mis à l’épreuve par un enjeu de plus en plus préoccupant aux yeux de certaines tranches de l’élite internationale : la surpopulation. Dans leur ouvrage The World Health Organization: A History (Cambridge University Press, 2019), Marcos Cueto, Theodore M. Brown et Elizabeth Fee expliquent : « Dans les années 1960, alors que le programme d’éradication de la malaria déclinait et l’éradication de la variole commençait à prendre forme, les agences de santé nationales et internationales se sont concentrées sur une nouvelle priorité : l’impact de la croissance de la population sur la santé et le développement. Cela appelait une réorganisation de la santé internationale et impliquait une remise en question des présupposés de base de la santé publique. Dans la plupart des pays, c’était vu comme un exemple de la perspective technocratique qui voulait résoudre les problèmes sociaux au moyen d’une balle magique grâce à la technologie médicale. »
Même si la planification familiale pouvait devenir un outil aux mains des familles et des femmes tout particulièrement, elle s’est parfois traduite par des mesures très douteuses, voire criminelles telles que la stérilisation forcée. La prochaine chronique de cette série, qui viendra après mes vacances, examinera la position de l’OMS face à cette question.
