le Mercredi 11 septembre 2024
le Lundi 24 juillet 2023 11:00 Chroniques

La poésie, en pleine catastrophe

  PHOTO - Mark Kuznietsov - Unsplash
PHOTO - Mark Kuznietsov - Unsplash
CHRONIQUE – Entre les catastrophes et les désastres que nous vivons, isolément ou ensemble, il peut être difficile de garder espoir. La poésie nous aide à durer, à trouver notre voix et sa réponse, à retracer le passé pour ouvrir de nouvelles voies, et peut-être surtout à apprendre à ne pas séparer et soupeser le mal et le bonheur.
La poésie, en pleine catastrophe
00:00 00:00

J’écris sous la fumée. Le soleil est rouge, distant. Il fait bruler les grandes forêts de l’autre côté des montagnes que les nêhiyawak (ou Cris des Plaines) appelaient assinwati.

Mes amis parlent des tornades qui ont dévasté une partie d’Ottawa et de celle qui a touché Mirabel, près de Montréal. Des voitures ont été englouties pendant des chutes de pluies torrentielles à Montréal, comme ça a été le cas ici à Regina il y a quelques semaines à peine.

Des membres de ma famille ont toujours du mal à reprendre leur souffle, plusieurs mois après avoir contracté la COVID. Les grandes entreprises continuent sur le souffle pris en 2020 à bénéficier des urgences et se vantent de profits en croissance.

À Winnipeg, on refuse de fouiller un dépotoir pour retrouver les corps de femmes autochtones dont la présence est probable. Je ne connais pas cette douleur de manière intime, mais je la devine.

Et je ne connais certainement pas la violence des inondations ou d’une chaleur jamais ressentie auparavant dans plusieurs parties du monde, les si nombreux contrecoups de la pandémie, ni les guerres dont tant de pays, classes dirigeantes ou autres grandes entreprises profitent, tandis que d’autres s’accrochent à la vie.

La poésie n’y règlera rien.

Arrêter l’attention

La poésie n’y règlera rien, sauf qu’il faut bien vivre – et que nous voulons une bonne vie. Nous devons bien trouver des moments de réconfort, de beauté et de joie.

La poète québécoise Louise Dupré s’est justement mise à la tâche au fil de la dernière décennie. Elle cherche à durer, à ne pas se laisser abattre. La poésie lui permet de s’exercer à la joie pour continuer à faire face au reste, comme elle écrit en se parlant peut-être à elle-même : «Tu t’inscris dans l’humanité qui résiste sans hurler.»

Elle re-suscite ce qui a déjà pu et dû être dit, re-donne ce qui lui est imposé. Elle se retrouve dans ces moments de retour :

le poème ressuscite
des paroles
assassinées

il dépose des œillets
sur le malheur

afin de le rendre
supportable

Source : Louise Dupré, Exercices de joie, Montréal, Éditions du Noroît, 2022

Dire ce qui n’a jamais pu être dit

La poésie ne règlera rien à la catastrophe, sauf que nul·le n’est capable de regarder tant de souffrance en face, ni de vivre dans une distraction sans fin.

Les maux présents nous touchent quotidiennement. Les mots nous manquent pour exprimer cette expérience, pour exprimer et vivre de manière plus consciente nos inquiétudes, nos solidarités.

Nous devons refaire la langue, le langage lui-même, chaque jour ; faire des phrases qui n’ont jamais été dites, dire des phrases toutes faites dans des moments inusités.

La poésie pousse cette nouvelle expression encore plus loin que la vie quotidienne.

Si je n’ai jamais pu vivre un moment comme celui-ci, assis sur un balcon en campagne au sein d’un bourdonnement d’abeilles pendant qu’à l’intérieur la télévision montre des gens dans des bunkers improvisés, ce que je peux en dire n’aura jamais pu être dit auparavant. J’y apporte mon propre vécu, ma propre manière d’aligner les mots.

On voit cette invention dans la poésie expérimentale, bien entendu, mais aussi dans la surprise que crée le mouvement du langage.

Le poète franco-ontarien Robert Dickson nous en donne de grands exemples, notamment en laissant couler la langue pour se rapprocher des moments de bonheur et de beauté, comme lors d’une baignade au lac où nous pouvons sortir de nous-mêmes et nous mêler aux éléments :

dans l’eau touche la peau se meut dans l’eau
caresse la peau fend l’eau accueille
la peau caresse l’eau entoure la peau
à l’aise dans l’eau et dans la peau
l’eau et la peau

Source : Robert Dickson, Humains paysages en temps de paix relative, Sudbury, Prise de parole, 2002

Quand le passé demeure vivant

La poésie ne règlera rien aux maux et désastres du présent, et pas plus à ceux du passé. Leurs contrecoups nous suivent, tant en diminuant notre capacité à trouver une place dans le monde que par le legs des générations passées.

Le poète et traducteur Dominique Bernier-Cormier n’est certes pas le premier à revenir sur ce grand dérangement que fut la Déportation des Acadien·nes. Mais il a su le faire entièrement à sa manière, en reprenant l’histoire de son ancêtre, Pierrot Cormier, qui s’est évadé du Fort Beauséjour en s’habillant en femme et en traversant une rivière à la nage.

Ces deux manières d’être soi-même pour échapper à la déportation deviennent des symboles que Bernier-Cormier reprend encore et encore, dans des poèmes bilingues et des poèmes en anglais, mais aussi dans des poèmes visuels qui dépassent l’image qu’on se fait d’un poème dans une langue.

En écrivant de manières aussi éclatées, il arrive à assumer le fait de vivre en deux langues, de porter la langue de sa famille tout en travaillant et écrivant dans une autre, par choix. Il décrit «Ma gorge glissée through an X-ray» et rappelle que :

Comme Celan I know
qu’only une lettre sépare word from épée,

and I wonder comment écrire
dans une langue soiled by darkness.

Source : Dominique Bernier-Cormier, Entre Rive and Shore, Fredericton, Icehouse Poetry / Goose Lane Editions, 2023

Il écrit, ou en fait traduit l’histoire originale, «dans une langue qui tresse ensemble // the different threads of myself». Et il le fait d’une manière à faire comprendre sa vie entre deux rives à ceux et celles qui se tiennent de chaque côté.

La violence demeure, la poésie aussi

Robert Dickson décrit bien le recours à la poésie que je tente de communiquer :

la poésie sa carte de droit de cité en poche
est assise sur la roche face à la violence
et face à la paix temporaire du paysage

Source : Robert Dickson, Humains paysages en temps de paix relative, Sudbury, Prise de parole, 2002

Son action n’est que temporaire, mais elle demeure citoyenne, elle a aussi ses droits. Et Dickson écrivait déjà à la page précédente : «j’extrais plus de poésie du lac de la roche / du souffle de l’amour que de la guerre» – la guerre revient toujours, mais la poésie aussi.

Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont «La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie» (Metispresses, 2018).