le Mercredi 11 décembre 2024
le Vendredi 13 octobre 2023 9:00 Récit

William Lusk Webster : dans l’ombre du projet Manhattan, suite et fin

Remise de la médaille de la Liberté à l’ambassade des États-Unis à Ottawa, en mars 1947. William Lusk Webster, derrière au centre, avec huit autres Canadiens récipiendaires de cette distinction. À l’extrême gauche, Ray Atherton, ambassadeur américain au Canada.  — Photo : Musée du N.-B.
Remise de la médaille de la Liberté à l’ambassade des États-Unis à Ottawa, en mars 1947. William Lusk Webster, derrière au centre, avec huit autres Canadiens récipiendaires de cette distinction. À l’extrême gauche, Ray Atherton, ambassadeur américain au Canada.
Photo : Musée du N.-B.
FRANCOPRESSE – Pendant ses nombreuses années à l’Université Cambridge, en Angleterre, William Lusk Webster, natif de Shediac, au Nouveau-Brunswick, a côtoyé plusieurs scientifiques qui allaient jouer un rôle important dans la fabrication de la bombe atomique. Vers la fin des années 1930, des évènements en Allemagne vont changer son destin, et celui du monde…
William Lusk Webster : dans l’ombre du projet Manhattan, suite et fin
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Le texte ci-dessous constitue la deuxième et dernière partie du présent récit. La première partie se trouve ici.

Résumé de la première partie 

Natif de Shediac, au Nouveau-Brunswick, William Lusk Webster entreprend une carrière scientifique dans les années 1920 à l’Université de Cambridge, en Angleterre, où il obtient un doctorat en physique. Il y côtoie de nombreuses sommités du monde des sciences, dont certaines participeront au projet Manhattan, visant à concevoir et à fabriquer la bombe atomique. Mais Webster est aussi un homme très renfermé, qui doit composer avec des troubles psychologiques qui perturberont son cheminement professionnel.

Collection famille Webster : Janet Webster Roche, la sœur de William, a été victime des nazis alors qu’elle vivait en France. Photo prise lors de ses études au Collège Radcliffe, au Massachusetts, une université pour femmes, maintenant intégrée à l’Université Harvard. 

Photo : Gracieuseté, Collection famille Webster

En 1938, l’Allemagne réussit la première fission nucléaire, ce qui déclenche la course à la bombe atomique. Craignant qu’Hitler puisse avoir un jour accès à une telle technologie destructrice, les États-Unis, mais d’abord le Royaume-Uni, se lancent dans un effort sans précédent pour se doter, avant l’Allemagne nazie, de l’arme nucléaire.

C’est dans cet environnement fébrile du début de la Seconde Guerre mondiale que William Lusk Webster sort de sa torpeur en obtenant un poste à la division de recherche scientifique au ministère britannique des Approvisionnements, un ministère qui jouera un rôle important dans l’effort de guerre.

Le rôle de Webster n’est pas très clair ; en septembre 1940, il déplore dans une lettre à un ami du Nouveau-Brunswick qu’il n’est qu’un «pion» dans l’appareil.

La Bataille d’Angleterre fait rage depuis juillet. Les autorités britanniques manquent de ressources pour poursuivre leurs travaux sur la bombe atomique et sur d’autres armes. 

Elles décident alors de faire appel aux États-Unis et d’y envoyer une délégation en mission secrète pour y établir une collaboration scientifique et technique.

À la suite de cette mission, le gouvernement britannique crée, à l’hiver 1941, un bureau scientifique à Washington : le British Central Scientific Office (BCSO). Son directeur est Charles G. Darwin (petit-fils de Charles Darwin, auteur de la théorie de l’évolution). Webster est nommé «secrétaire» pour seconder Darwin.

Le BCSO allait devenir le pilier de la collaboration scientifique entre les deux pays. Il allait assurer les échanges des recherches, dont certaines jetteront les bases de la production de la bombe atomique.

Mais à l’automne 1941, Webster commence à désenchanter : le bureau devient trop bureaucratique à son gout. Dans une lettre à un collègue du ministère des Approvisionnements, il déplore que le BCSO soit devenu une «agence de voyages».

En juillet 1942, Webster démissionne, mais il ne quitte pas l’orbite nucléaire pour autant.

L’aboutissement du projet Manhattan : en juillet 1945, l’équipe de Los Alamos, dans le désert du Nouveau-Mexique, parvient à faire exploser la première bombe atomique. 

Photo : Los Alamos Laboratory, Wikimedia Commons

Le Canada abrite les recherches nucléaires britanniques

La situation est de plus en plus problématique au Royaume-Uni. Après trois ans de guerre, en 1942, le pays transfère au Canada l’essentiel de l’équipe de son programme de développement d’armes nucléaires, baptisé Tube Alloys. Un laboratoire secret est aménagé, à Montréal, d’abord à l’Université McGill, puis à l’Université de Montréal.

À peu près au même moment, William L. Webster quitte Washington et s’installe à Ottawa, où il est embauché par le Conseil national de recherches du Canada (CNRC) qui supervise justement les recherches secrètes à Montréal. Webster travaille directement avec le président du CNRC à la coordination des recherches nucléaires.

Le laboratoire de Montréal finira par réunir près de 600 chercheurs et sera le seul à l’extérieur des États-Unis qui participera au projet Manhattan.

Mais les vieux démons de Webster reviennent le hanter et il retombe dans un état dépressif. En février 1943, après seulement quelques mois au CNRC, il démissionne.

Après une vie de célibataire, William Lusk Webster se marie en décembre 1957, à l’âge de 54 ans. Son union avec Patricia O’Brien durera moins d’un an. 

Photo : Gracieuseté, Collection famille Webster

Retour à Londres, puis à Washington

Webster est cependant de retour à Londres en avril pour travailler dans une unité de recherche de défense au Air Defence Research Development Establishment.

Ce sera de courte durée. À l’automne, il revient à Washington, cette fois au sein du bureau de liaison du programme nucléaire britannique Tube Alloys, qui entretemps a été entièrement intégré au projet Manhattan.

Webster est l’adjoint du chef du bureau de liaison, James Chadwick, physicien britannique qui a découvert le neutron en 1932 et qui dirige l’équipe britannique engagée dans le projet Manhattan.

Dans son rôle, Webster reçoit la correspondance secrète adressée aux scientifiques et la redirige aux laboratoires participants au projet de bombe atomique.

Comme à son habitude, Webster ne restera pas en poste longtemps. Il démissionne en février 1945, quelques mois avant l’aboutissement du projet Manhattan.

Ce sera la fin de l’aventure «nucléaire» de William L. Webster.

De retour au Canada, il est investi de l’Ordre de l’Empire britannique en 1946. L’année suivante, il reçoit, pour ses services au sein du BCSO, la médaille de la Liberté (Medal of Freedom), créée par le président américain Harry Truman pour honorer la contribution de personnes lors de la Seconde Guerre mondiale.

William Lusk Webster, derrière au centre, avec huit autres Canadiens récipiendaires de cette distinction. À l’extrême gauche, Ray Atherton, ambassadeur américain au Canada. 

Photo : Musée du N.-B.

Retour au bercail

En 1950, le père de William, John Clarence Webster, meurt. Le fils se rend à Shediac pour les funérailles et pour s’occuper de sa mère. Il ne repartira plus. Il s’investira dans les activités de son père, notamment au sein du Musée du Nouveau-Brunswick. William L. Webster quitte ainsi le monde scientifique pour de bon.

La mère de Webster meurt à son tour, en 1953. William devient alors le dernier survivant de la famille : son seul frère, John, est mort dans l’écrasement de son avion en 1931 et sa seule sœur, Janet, a été arrêtée en France par les nazis en 1942 et est morte en janvier 1945 dans un camp de concentration de Ravensbrück, en Allemagne

Célibataire endurci, Webster se marie en 1957 avec Patricia O’Brien, de Moncton, mais la relation du couple est tumultueuse et aboutit à un divorce moins d’un an plus tard.

Le reste de la vie de Webster sera un fleuve assez tranquille. Il mourra en 1975, à Shediac, sans jamais avoir partagé ses péripéties scientifiques et nucléaires…

Note : Le présent récit se fonde en grande partie sur les sources suivantes : 

1) Les nombreuses lettres que William Lusk Webster a écrites ou reçues, ainsi que d’autres documents amassés par l’historien acadien Régis Brun, y compris une biographie qu’il a ébauchée sur le scientifique

2) Roy MacLeod, «All for Each and Each for All: Reflections on Anglo-American and Commonwealth Scientific Cooperation», Albion, vol. 26, no 1 (printemps 1994) – site payant

3) Donald H. Avery, The Science of War: Canadian Scientists and Allied Military Technology during the Second World War, Toronto, University of Toronto Press, 1998 (version numérique)

William L. Webster quelques années avant sa mort, en compagnie de Katie Gallant, la «servante» de la famille depuis des dizaines d’années. 

Photo : Gracieuseté, Collection famille Webster