Si les grandes lignes de ce drame sont assez bien connues, les détails entourant la collision elle-même le sont moins, et ils sont dignes d’un scénario de film. Plusieurs hasards et un concours de circonstances feront en sorte que la trajectoire de deux navires se coupera dans les eaux entre Halifax et Dartmouth.
En 1917, Halifax est une ville de taille moyenne, avec ses 50 000 à 60 000 habitants. La Première Guerre mondiale fera d’Halifax une plaque tournante stratégique en raison de sa situation géographique et des eaux profondes de son havre libre de glaces à l’année. Le port, donnant sur l’océan Atlantique, est une escale parfaite pour les navires effectuant le trajet entre New York et l’Europe.
Le 3 décembre, un navire norvégien, le Imo, entre dans le havre d’Halifax, en provenance d’Europe. Il est vide. Le navire doit se rendre à New York chercher du matériel de secours destiné à la Belgique. On peut d’ailleurs voir en grandes lettres les mots « BELGIAN RELIEF » sur l’un de ses flancs.
Il jette l’ancre dans le bassin de Bedford, dans la partie nord du havre, à laquelle on accède en empruntant un petit détroit appelé The Narrows.
En raison de retards d’approvisionnement, le Imo ne peut partir que trois jours plus tard, le 6 décembre.
La veille, le Mont-Blanc, un navire français, arrive à Halifax, en provenance de New York, pour une escale avant d’entreprendre la traversée de l’Atlantique. Il transporte des tonnes de benzène, d’acide picrique très explosif et du TNT. Mais il arrive trop tard pour entrer dans les eaux du port, les filets anti-sous-marins ayant été déployés pour la nuit.
On entre dans la danse
Ce n’est que le matin du 6 décembre, vers 7 h 30, que le Mont-Blanc peut pénétrer dans le havre. À peu près au même moment, le Imo amorce sa sortie du bassin et s’engage dans les Narrows. Pressé de rattraper son retard, le capitaine pousse la note et navigue plus vite que permis.
Selon les règles, la navigation dans le havre doit se faire par la droite. Or, un navire se dirige vers le Imo dans la mauvaise « voie ». Pour le contourner, le Imo doit se déplacer à gauche, vers le centre du détroit. Aussitôt fait, voilà qu’un autre navire arrive vers le Imo dans la voie du centre et l’oblige à bifurquer encore plus vers la gauche.
Pendant ce temps, le Mont-Blanc se dirige vers les Narrows, en longeant, comme le veut le règlement, la rive à sa droite, du côté de Dartmouth. Le pilote du navire français aperçoit, à un peu plus d’un kilomètre devant lui, le Imo qui est directement dans sa trajectoire à cause de ses manœuvres imprévues.
Un tango solitaire
Ayant le droit de passage, le Mont-Blanc lance un signal au Imo lui indiquant qu’il doit bifurquer vers sa droite pour le laisser passer. Pour une raison qu’on ignore, le Imo garde le cap.
Le capitaine du Mont-Blanc ordonne alors de stopper les moteurs et s’approche un peu plus de la rive. Encore une fois, il demande au Imo de s’éloigner vers le centre du détroit. Mais rien n’y fait.
Le Imo arrête à son tour ses moteurs, mais c’est trop tard : les deux navires sont sur leur lancée.
Dans un dernier geste désespéré, le capitaine du Mont-Blanc donne un brusque coup de barre à gauche, vers le centre du havre. Le navire passe devant le Imo, qui décide de redémarrer ses moteurs en sens inverse.
La manœuvre n’aidera en rien les choses, bien au contraire. Le mouvement des moteurs fait obliquer le Imo, qui finit par heurter le Mont-Blanc sur son flanc. Il est 8 h 45.
Le Imo réussit à se dégager, laissant une brèche dans le Mont-Blanc. Les dommages sont minimes, mais l’impact et surtout le retrait de l’Imo provoquent des étincelles qui enflamment les vapeurs de benzène ayant coulé sur le pont.
Une grande colonne de fumée noire s’échappe du Imo. Des curieux s’approchent sur la rive, alors que plusieurs personnes regardent la scène spectaculaire de leur fenêtre. Des navires s’approchent pour tenter d’éteindre l’incendie.
La plupart des personnes présentes ne se rendent pas compte du danger. L’équipage du Mont-Blanc, si.
Dès que l’incendie s’est déclenché, le capitaine a ordonné l’évacuation du navire. À bord de canots de sauvetage, les membres d’équipage rament vers la rive, criant vers les bateaux qui s’approchent pour les avertir de l’imminente explosion. Mais dans le bruit et la confusion, c’est un cri dans le désert.
Le Mont-Blanc en feu, sans équipage, dérive de l’autre côté du havre, du côté d’Halifax. Puis, c’est l’explosion. Il est 9 h 4 min 35 s.
L’apocalypse
L’onde de choc est terrible. Plus de 2,5 km2 du quartier Richmond d’Halifax sont détruits instantanément, de même que tout ce qui se trouvait dans un rayon de 800 mètres du navire.
L’explosion provoque un tsunami d’environ 18 mètres. Le déplacement de l’eau est tel que, par endroits, le fond du havre est brièvement à découvert. Un nuage de fumée blanche s’élève à plus de 3,6 kilomètres dans le ciel.
Le Mont-Blanc est pulvérisé. Une partie de l’ancre du navire est projetée à presque quatre kilomètres de la déflagration. Plusieurs personnes seront également propulsées, certaines sur une distance d’un kilomètre. Quelques-uns survivront à leur chute.
En tout, environ 1 600 personnes meurent sur le coup. De 300 à 400 autres succomberont de leurs blessures les jours suivants. On comptera jusqu’à 9 000 blessés, dont des centaines ayant perdu la vue en raison des éclats de verre. Le drame a également laissé environ 25 000 personnes sans abri.
Ayant gagné la rive de Dartmouth, l’équipage du Mont-Blanc a survécu, sauf un membre. Quant au Imo, seulement 6 des 39 personnes à bord, étonnamment, ont été tuées. Le navire lui-même, poussé sur la rive opposée, a même pu être reconstruit.
Plusieurs années plus tard, un certain Robert Oppenheimer étudiera l’explosion afin de mieux prédire les effets de la bombe atomique…
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