Cet état de choses, qui reflète un abandon général des transports en commun, représente une conséquence logique et peut-être inévitable de la privatisation d’Air Canada en 1988-89. Cette ligne aérienne n’étant plus une société d’État dotée de la mission d’assurer l’unité du pays en reliant ses régions les unes aux autres, même les plus éloignées, les services jugés moins rentables ont pu être éliminés au nom du profit. Qui en fait les frais? En partie, nous qui devons assumer les coûts associés au voyage entre notre coin de la province et l’Aéroport Stanfield.
Voilà un exemple parmi des milliers que j’aurais pu choisir afin d’illustrer les effets de la logique dominante de notre époque en matière d’économie politique. Cette vision du monde a un nom : néolibéralisme.
C’est un terme qui se dit et s’entend à tout moment dans les débats et discussions sur une gamme de questions aussi vaste que la fiscalité, l’immigration, l’assurance-chômage, les services sociaux, l’appui à la culture et à l’éducation, la réglementation du système bancaire et j’en passe. Pourtant, beaucoup de gens ignorent le sens de ce mot, voire son existence. C’est bien dommage. À mon humble avis, la compréhension de ce concept ne devrait pas rester l’apanage de l’élite intellectuelle.
Donc, une leçon de vocabulaire s’impose.
En clair, le néolibéralisme désigne la primauté (ou priorité) de la logique du marché économique sur toutes les autres considérations, que celles-ci soient sociales, politiques, religieuses, identitaires, etc. Si l’économie se porte bien, tout ira bien, croit-on. De façon corollaire, tout ce qui contribue à la prospérité économique serait valable et légitime.

Des soldats chiliens brûlent des livres et des œuvres d’art d’inspiration marxiste pendant le coup d’État contre le gouvernement socialiste de Salvador Allende, en septembre 1973.
À première vue, cette perspective a simplement l’air d’une acceptation du vieil adage selon lequel « l’argent fait tourner le monde ». Mais il y a bien plus que cela.
Décortiquons le mot. Il y a d’abord le préfixe « néo », signifiant « nouveau ». Ensuite, le terme « libéral » renvoie à la notion de liberté. Mais dans quel sens? La distinction ne se situe pas entre « libéraux » et « conservateurs », selon les définitions de la politique nord-américaine (et états-unienne, surtout) dont parlent sans cesse les médias. Le libéralisme comme entendu ici renvoie plutôt à la doctrine qui conjugue la liberté des individus, que l’État devrait entraver le moins possible dans l’exercice de ses droits fondamentaux, avec l’économie capitaliste qui est présentée comme l’idéal de la liberté dans la sphère économique. C’est ainsi que les nations modernes pouvaient se développer et que leurs citoyens pouvaient s’épanouir.
Le néolibéralisme, ce serait donc une nouvelle forme de libéralisme – sa version 2.0, si l’on veut.
Ce qui caractérise l’ordre néolibéral, c’est le système financier international qui est composé d’institutions comme la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC, ou World Trade Organization en anglais – WTO). Ce régime ne veut pas dissoudre les États-nations, mais plutôt les soumettre à des règles favorisant le libre-échange – même au détriment de leurs propres intérêts. Les politiques néolibérales visent à définir les règles de la mondialisation. Pourquoi ?
Entre la fin du 19e siècle et le milieu du 20e siècle, le libéralisme classique a été mis à rude épreuve. Les mouvements ouvriers ont contesté la misère engendrée par le système capitaliste. D’autres modèles ont été proposés par les révolutions communistes qui ont secoué l’Europe de l’Est, la Chine puis l’Amérique latine et l’Asie du Sud-Est. La Grande Dépression, la montée du fascisme, les Deux Guerres mondiales et la fin des grands empires coloniaux ont secoué l’ordre international.
Afin d’assurer un niveau de développement acceptable et d’éviter les crises comme les dépressions et les révolutions, plusieurs pays ont adopté, à partir des années 1930, des politiques inspirées par la pensée de John Maynard Keynes (1883-1946), un économiste britannique. Selon l’approche keynésienne, l’État avait un rôle central à jouer pour stimuler les marchés, notamment en garantissant à la population un niveau de vie décent.
Notre régime de sécurité sociale s’inscrivait au départ dans cette philosophie. L’intervention d’un gouvernement pouvait encourager le plein emploi, ce qui ferait augmenter la consommation et, de fil en aiguille, ferait augmenter les recettes fiscales. Un cercle vertueux, quoi.
Dans le sillage de la Deuxième Guerre mondiale, le système financier international est mis en place par les Accords de Bretton Woods, qui créent la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
Pour quelques écoles rivales du keynésianisme, ce modèle se rapprocherait dangereusement du socialisme. Aux yeux d’influents économistes comme l’Autrichien Friedrich Hayek (1899-1992) et l’Américain Milton Friedman (1912-2006), les gouvernements doivent favoriser l’activité des entreprises et investisseurs, et ce, en minimisant la réglementation, en diminuant les impôts et en coupant les services publics.
Or, les années 1970 sont marquées par une stagnation généralisée qui jette le doute sur les avantages de l’État-providence à la keynésienne. Le moment semble parfait pour revenir aux préceptes du libéralisme adoptés aux conditions de la fin du 20e siècle. La première ministre du Royaume uni Margaret Thatcher, cheffe du Parti conservateur à partir de 1975, et le président américain Ronald Reagan, élu à la fin 1980, mènent la charge dans leurs pays respectifs.
Leurs objectifs : mettre fin à l’État-providence et aux services qui y sont associés. Pour y arriver, ils vont briser le pouvoir des syndicats, des partis de gauche et des mouvements de justice sociale – autant de forces qui, de leur avis, briment et brident le dynamisme économique. Les grosses compagnies en font leurs choux gras.
Évidemment, cet aperçu a tort de se limiter à l’axe géopolitique de l’Atlantique Nord, alors que la tendance néolibérale dépasse de loin ce cadre. Notamment, la Chine adopte, au tournant des années 1980, des réformes qui inaugurent sa montée en puissance dans les marchés internationaux. Et ce n’est pas tout, car plusieurs pays autrement plus vulnérables que la Chine deviennent de véritables cobayes des théories néolibérales.
On ne saurait passer sous silence le cas du Chili. En 1973, ce pays d’Amérique du Sud est victime d’un coup d’État par ses propres forces armées contre le gouvernement du président Salvador Allende. Ce champion des pauvres et de la classe ouvrière avait été démocratiquement élu, mais ses réformes d’inspiration marxiste (ou socialiste) ont embêté l’élite du pays et suscité l’inquiétude des États-Unis qui craignent l’influence de l’Union soviétique en Amérique latine.
Avec l’aide de Washington et moyennant une campagne de répression brutale, le gouvernement d’Allende est remplacé par le régime autoritaire du général Augusto Pinochet, très favorable aux intérêts capitalistes et aux idées néolibérales. L’exemple chilien montre bien que, dans les faits, les principes de la liberté et des droits de la personne sont volontiers sacrifiés sur l’autel du pouvoir économique.
Pour approfondir votre connaissance de ces éléments historiques, je vous conseille vivement le livre du géographe économiste David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme (2005; 2014 pour la traduction française). C’est un ouvrage indispensable qui vous ouvrira les yeux sur plusieurs grands enjeux de notre siècle.
Car le néolibéralisme veut faire bien plus qu’instaurer un système économique : il cherche à changer notre façon de nous concevoir nous-mêmes. C’est la Dame de fer elle-même, Margaret Thatcher, qui a formulé cette ambition en 1981, dans un entretien avec le Sunday Times. En dénonçant la mentalité collectiviste et en prônant l’individualisme, elle a révélé son but ultime dans ces termes frappants : « Si vous changez l’approche, vous vous occupez vraiment du cœur et de l’âme de la nation. L’économie est la méthode; l’objectif est de changer le cœur et l’âme. »
Voilà qui est audacieux comme programme ! Et pourtant, il a réussi en très grande partie. Nous sommes toutes et tous des néolibéraux… peut-être. C’est cette question que nous examinerons dans la prochaine chronique.