le Dimanche 28 mai 2023
le Lundi 17 avril 2023 11:00 | mis à jour le 17 avril 2023 15:57 Chronique -Au rythme de notre monde

Est-il normal d’envoyer en prison les anciens chefs d’État ?

Écrans géants installés pour la foule nombreuse venue assister à l’investiture du président brésilien Lula da Silva, le 1er janvier 2023. — PHOTO - Sintegrity; image rognée par l’auteur
Écrans géants installés pour la foule nombreuse venue assister à l’investiture du président brésilien Lula da Silva, le 1er janvier 2023.
PHOTO - Sintegrity; image rognée par l’auteur
La classe politique est-elle composée essentiellement de pourris et de bandits ? Est-il normal que d’anciennes et d’anciens hauts élus fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites criminelles pour corruption et autres abus de pouvoir ?

« Je n’aurais jamais imaginé cela possible en Amérique. » Voilà la remarque de l’ancien président américain Donald Trump quelques jours après son arrestation et son inculpation pour 34 chefs d’accusation liés à des pots-de-vin qu’il aurait versés pour faire taire des révélations compromettantes à son sujet, à l’avance des élections de 2016. (Comme si les propos qu’il tenait ouvertement n’étaient pas assez compromettants déjà !)

Ce qu’il entend par là, c’est qu’il faut interpréter son procès à venir comme une démarche motivée par la vengeance politique. Par crainte de son éventuelle victoire aux présidentielles de 2024, les démocrates chercheraient à couper les ailes à sa campagne tout en se dédommageant des humiliations qu’il aurait infligées à ses adversaires pendant son mandat de 2017 à 2021. Ce serait le genre de chose qu’on observe, selon Trump, dans d’autres pays surtout – des pays inférieurs à celui de l’oncle Sam, bien sûr.

Y aura-t-il un fond de vérité dans ces allégations ? A-t-il raison de suggérer que des enquêtes de ce type ne se produisent que dans les États voyous ?

D’un côté, on peut y voir un signe du fonctionnement normal de l’État de droit, voire de la bonne santé des démocraties. Après tout, personne ne devrait être au-dessus de la loi, n’est-ce pas ? Pas même les élus les plus puissants…

De l’autre côté, il n’est guère impossible d’imaginer des scénarios d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Les parodies de procès en Union soviétique, sous le régime de Staline, ont servi à justifier la répression brutale des opposants par la voie de l’appareil judiciaire. D’autres exemples pourraient être signalés.

Mais nous sommes loin de ces atrocités-là lorsqu’il s’agit d’examiner des actes réellement illégaux et d’en saisir la justice. 

En réalité, le phénomène s’avère loin d’être une aberration, à en croire des données fournies par le site d’actualité Axios. Depuis 2000, des chefs d’État ou de gouvernement sortants ont été poursuivis en justice ou même condamnés à la prison dans au moins 78 pays, y compris sous de nombreux régimes démocratiques. (Rappelons qu’il y a actuellement 195 pays reconnus par les Nations unies, en plus d’une douzaine d’États souverains comme Taïwan et les Îles Cook en Océanie.) Sans tenir compte des procédures de destitution (ou « impeachments ») et des coups d’État, de tels procès ont eu lieu dans près de la moitié des pays du monde depuis 1980.

Au Brésil, une véritable saga s’est déroulée après les deux premiers mandats présidentiels de Luiz Inácio Lula da Silva, dit « Lula », de 2003 à 2010. L’un des chefs d’État les plus populaires de notre époque, cet homme de gauche aux origines modestes aurait bénéficié d’un réseau d’influence taxé plus tard de corruption. Le scandale a éclaté sous sa successeure Dilma Rousseff, qui était aussi sa protégée. Rousseff allait être destituée de même que son remplaçant Michel Temer.

Or, à l’avance de l’élection de 2018, Lula a été condamné alors qu’il se présentait contre Jair Bolsonaro, un populiste réactionnaire qui ne cache rien de son admiration pour Donald Trump. Désormais inéligible, Lula a passé 18 mois en prison jusqu’à sa libération en 2019 par un arrêt de la Cour suprême, décision confirmée par l’annulation de ses condamnations en 2021. Pourquoi ? L’impartialité du juge Sergio Moro, un allié de Bolsonaro, a été mise en doute.

Ces péripéties lèvent le voile sur une question incontournable, c’est-à-dire l’indépendance de la justice. Ce n’est que lorsque les enquêtes sont menées et les décisions rendues sans influence extérieure, surtout politique, que l’on peut dire que l’appareil judiciaire fonctionne adéquatement et équitablement. C’est sur ce point que Trump veut semer le doute, tout comme Lula avant lui, d’ailleurs.

Si vous suivez l’actualité internationale, vous savez probablement qu’un renversement pour le moins incroyable s’est produit au Brésil. Lula a été réélu l’an dernier tandis que Bolsonaro, soupçonné de plusieurs délits, s’est enfui en Floride. Le 8 janvier dernier, les partisans de ce dernier ont tenté de mener une insurrection à l’exemple de l’assaut contre le Capitole à Washington deux ans plus tôt. L’ennemi juré de Lula vient tout juste de rentrer au pays malgré le risque de poursuites au pénal.

Si j’ai choisi le cas du Brésil pour illustrer la tendance, j’aurais pu évoquer la France, où Nicolas Sarkozy a été condamné en 2021 pour financement illégal de l’une de ses campagnes électorales, Israël dont le gouvernement est fragilisé par les menées douteuses du premier Benjamin Netanyahu ou encore la Corée du Sud où, jusqu’à l’obtention de pardons, deux anciens dirigeants croupissaient en prison après des procès pour corruption. Au total, quatre anciens présidents de ce dernier pays ont connu le même sort.

Il y a lieu de distinguer entre les procédures ayant lieu en contexte de stabilité politique et celles associées à des processus de transition d’une forme de gouvernement à une autre, souvent à l’issue d’une crise nationale comme un mouvement révolutionnaire. Lorsque la dictature cède à la démocratie, l’élite du vieux régime est susceptible d’être traduite devant la justice pour répondre de ses politiques répressives, surtout si leurs actes sont criminalisés rétroactivement sous une nouvelle constitution. 

Dans bien des cas, ce n’est pas ce qui arrive. En Afrique du Sud, où le système de l’apartheid en vigueur jusqu’en 1994 constituait un crime contre l’humanité, les responsables n’ont pas été poursuivis sous le gouvernement d’unité nationale présidé par Nelson Mandela.

C’est également par souci de réconciliation collective que le président américain Gerald Ford avait gracié son prédécesseur Richard Nixon après le scandale du Watergate dans les années 1970.

À travers le monde, le phénomène des procès intentés contre d’anciens chefs d’État et de gouvernement « devient de plus en plus courant », fait observer James D. Long, professeur de science politique à l’Université de Washington, dans un entretien avec National Public Radio. Ce chercheur réputé n’hésite pas à affirmer, au sujet du procès de Trump : « Mais c’est vraiment sans précédent dans l’histoire des États-Unis. Je pense que c’est ce qui fait la différence des États-Unis, c’est que nous avons permis beaucoup de mauvais comportements et que nous avons fermé les yeux sur les présidents des administrations précédentes. »

Pour plusieurs, y compris pour un certain nombre de détracteurs de Donald Trump, le dossier à charge contre le magnat de l’immobilier demeure faible et suspect. Il reste à voir si, dans les années à venir, le même zèle s’appliquera davantage aux politiciennes et politiciens de tous les camps.