La musique haïtienne et la dictature
Pendant toute son histoire, Haïti a connu une ribambelle de régimes de dictature. Toutefois, celui des Duvalier, François Duvalier qui a dirigé le pays de 1957 à 1971, suivi de son fils Jean-Claude Duvalier qui en a tenu les rênes de 1971 à 1986, est celui qui a été déclaré ouvertement. Pendant cette longue période, les textes ayant des propos grivois ou qui critiquaient le gouvernement étaient bannis. En un mot, c’était un régime qui favorisait les groupes et artistes qui étaient dans son camp.
Manno Charlemagne était l’un des rares artistes ayant réussi à dénoncer ce régime sanguinaire. Par conséquent, il s’est trouvé dans l’obligation de prendre la fuite le soir même d’un concert au Crystal Ciné à Carrefour, comme le révèle Vantz Brutus en 2007, dans son mémoire de licence titré Représentation de la femme dans les chansons de Coupé Cloué.
Quant à Coupé Cloué, un autre grand artiste de l’époque, il a été interpellé après la sortie de la chanson « Juge ». Selon Brutus, Edner Day, alors ministre de l’Information, a interdit la diffusion de ce morceau en raison de quelques propos qu’il estimait injurieux. Après cette décision, Coupé Cloué s’est enfui. Il s’est rendu à Thomazeau, dans l’arrondissement de la Croix-des-Bouquets.
À cette époque, Coupé Cloué n’était pas le seul artiste confronté à cette situation fâcheuse face au régime. Le groupe Boukman Eksperyans, qui a pris naissance en 1978, a dû s’installer à Ouanaminthe (Nord-Est d’Haïti). C’est la raison pour laquelle le groupe n’a pas sorti sa première chanson carnavalesque, « Kè M Pa Sote », avant 1990, après la fin du régime.
En dépit de toutes les contraintes et menaces dont les artistes et les groupes ont fait l’objet sous le régime des Duvalier, ils ont participé implicitement à son renversement. Pour paraphraser Gage Averill et Rachel Bouyssou dans leur article titré Dechoukaj en musique : la chute de la dictature haïtienne, paru en 2000, le carnaval et la politique en Haïti marchent toujours de pair.
Quoique Jean-Claude Duvalier, alors président et dictateur, ait proclamé 1985 « l’année de la jeunesse », à l’instar de l’Organisation des Nations Unies, et qu’il se soit donné corps et âme pour le carnaval de cette même année, il a reçu nombre d’attaques par l’entremise des chansons carnavalesques et des « bands à pied ».

Michel Martelly, président d’Haïti de 2011 à 2016 qui avait auparavant connu la célébrité comme chanteur, avec Hillary Clinton, alors secrétaire d’État des États-Unis.
La période post-duvaliérienne
Après le renversement de Jean Claude Duvalier en 1986, le pays a connu une forte instabilité. Plusieurs événements politiques ont alors impacté la musique haïtienne. Nous pouvons citer, entre autres, le massacre du 29 novembre 1987 à la ruelle Vaillant dans le cadre des élections, les différents coups d’État et d’autres violences.
Toutefois, la musique Rasin (ou « racines ») avec Boukman Eksperyans et le rap gagnaient du terrain. Selon Sylvio Jean-Pierre, le style Konpa n’était pas approprié au contexte de l’époque. La musique Rasin et le rap, qui étaient souvent des musiques engagées, véhiculaient des messages liés à la situation sociopolitique.
Après le succès fulgurant de la chanson carnavalesque « Kè M Pa Sote » en 1990, Boukman Eksperyans a connu d’autres moments de succès avec des albums comme Vodou Adjae (1991), Kalfou Danjere (1992), Libète (1995) et Revolisyon (1998), pour ne citer que ceux-là. Ladite chanson carnavalesque était comme un hymne. D’ailleurs, elle a intensifié les revendications populaires qui ont brutalement renversé le régime de Prosper Avril en 1991.
Plusieurs faits ont marqué le Konpa durant cette période. D’une part, l’influence du groupe Kassav`, groupe martiniquais jouant le Zouk, sur le marché musical haïtien et, d’autre part, l’avènement du Konpa digital communément appelé « La nouvelle génération ».
Une kyrielle de groupes ont valorisé cette tendance. Ces groupes comportaient une quantité infime de musiciens et ont introduit dans leur orchestration la Drum machine. Cette dernière se traduit en français par « Boite à rythmes », un instrument de musique électronique qui crée des sons de beaucoup d’autres instruments. Grâce à cet appareil, la plupart des groupes n’utilisaient ni la section de cuivres ni la section de percussions.
La musique haïtienne d’aujourd’hui
La musique haïtienne connait aujourd’hui non seulement le Konpa comme genre musical, mais aussi le rap haïtien, la musique rasin et d’autres rythmes considérés comme des variétés. En revanche, en raison de l’insécurité et des troubles politiques qui sévissent dans le pays depuis quelques années, Haïti ne représente plus le bastion de sa propre musique.
Les groupes et les artistes évoluent en République dominicaine, au Canada, en France et surtout aux États-Unis. Les grands événements culturels qui réunissaient toujours des milliers de mélomanes ne s’organisent presque plus en Haïti. Nous parlons du carnaval national au Champ-de-Mars à Port-au-Prince, les différentes fêtes patronales et des festivals.
Cependant, le rapport entre la politique et la musique est devenu de plus en plus étroit ces dernières années. D’ailleurs, plusieurs figures de proue de la musique ont occupé de grands postes politiques. Gracia Delva était député puis sénateur et Antonio Chéramy, plus connu sous le nom de Don Kato, était sénateur, sans oublier Joseph Michel Martelly, chanteur du groupe Sweet Micky, qui fut président d’Haïti entre 2011 et 2016.
D’autres musiciens travaillent dans des institutions étatiques dans l’ombre d’une personnalité. Quant à la production, aujourd’hui, beaucoup de groupes et artistes haïtiens gratifient les mélomanes de jolis morceaux dans tous genres musicaux confondus.
La musique haïtienne représente l’un des plus grands patrimoines immatériels de la région caribéenne. Si le parcours des artistes et des groupes haïtiens était souvent jonché d’épines en raison des troubles politiques que subit Haïti, cette musique avait toujours fait danser des milliers de mélomanes partout dans le monde.
D’ailleurs, des groupes haïtiens s’offrent déjà en spectacle partout dans le monde. Outre le continent américain où les groupes haïtiens se sentent chez eux, Tabou Combo et Coupé Cloué forcent le respect en Afrique ; en Asie, plus particulièrement au Japon, Tabou Combo reste dans tous les esprits avec des spectacles hors de l’ordinaire au début des années 1990. En Nouvelle-Calédonie (Océanie), plusieurs groupes haïtiens dont T-vice ont ébloui des foules de mélomanes. L’Europe est devenue la terre de plusieurs groupes dont Boukman Eksperyans, CARIMI et Tabou Combo.
Somme toute, quoique la musique haïtienne ait connu des périodes en dents de scie en raison de l’instabilité politique qui sévit dans le pays, elle a cependant fait poindre de grands musiciens. Nous pensons que c’est une musique qui devrait faire l’objet de davantage de recherches, surtout en raison des rapports étroits qu’elle entretient avec l’Afrique pendant toute son histoire.