
Construction en 2006 d’un pan du « mur de la séparation » en Cisjordanie, instrument du gouvernement d’Israël pour ségréguer davantage la population palestinienne.
C’est l’une des ironies les plus amères et les plus singulières de l’histoire du 20e siècle. Dans la foulée de la Shoah ou de l’Holocauste du peuple juif aux mains du régime d’Adolf Hitler en Allemagne, entreprise d’extermination massive pendant laquelle disparurent environ 6 millions de personnes, l’État d’Israël a été fondé au cœur du Moyen-Orient en tant que nation juive et refuge de sa diaspora, mise à rude épreuve par des siècles de préjugés et de violences antisémites.
Le hic, c’est que le mouvement pour créer cet État juif – idéologie qui s’appelle « le sionisme » – allait s’attaquer avec brutalité et impunité à la population arabe indigène, à majorité musulmane avec une forte minorité chrétienne. Entre 1947 et 1950, près d’un million de Palestiniennes et Palestiniens furent déplacés et plus de 400 villes et villages furent dépeuplés – soit démolis totalement, soit attribués à des colons juifs. Dans la mémoire palestinienne, cet événement porte le triste nom de « la Nakba », ou la catastrophe.
C’est une catastrophe qui se perpétue jusqu’à nos jours, et ce, de plusieurs façons : par des violences continuelles, par la colonisation illégale du territoire réservé à un futur pays palestinien, par l’étranglement de l’économie de la bande de Gaza qui est pratiquement une prison à ciel ouvert, par la discrimination contre les citoyens d’origine palestinienne en Israël et par le désespoir de plusieurs centaines de milliers de réfugiés, descendants des premières victimes de la Nakba.
Il s’est développé, au sein du peuple palestinien, divers courants de résistance, y compris armée et parfois par le terrorisme. Cette situation divise la communauté internationale, d’autant plus qu’Israël réussit à se faire passer pour une démocratie libérale entourée d’États soit autoritaires, soit instables.
Cette prétention est démentie de manière flagrante par l’immense muraille que le gouvernement d’Israël fait construire depuis 2002 dans les territoires palestiniens de la Cisjordanie. Nommée officiellement la « barrière de séparation », cette monstruosité est qualifiée par ses détracteurs de « mur de l’apartheid », par allusion au système de ségrégation raciale de l’Afrique du Sud avant les années 1990.
Il s’agit donc de l’un des dossiers majeurs de notre époque, tant sous le rapport des droits humains que dans le domaine des relations internationales. Malheureusement, il devient de plus en plus difficile d’en parler dans les universités canadiennes, du moins pour des professeurs et des groupes étudiants soucieux de représenter ou de défendre la perspective palestinienne. Un rapport récemment dévoilé par Voix juives indépendantes Canada (VJIC) montre l’ampleur de la menace contre la liberté académique et la liberté d’expression sur nos campus.
L’une des idées directrices dans tout ce débat, c’est que l’on peut critiquer l’État d’Israël sans verser dans l’antisémitisme ou, autrement dit, le racisme antijuif. Par exemple, VJIC est un organisme de tradition juive qui, selon son énoncé de mission, « s’oppose à toute forme de racisme et qui promeut la justice et la paix pour tous en Israël-Palestine ». Là où le bât blesse, c’est autour de la pensée antisioniste : celle-ci dénonce le pays moderne d’Israël en tant qu’entreprise colonialiste d’inspiration raciste. Peut-on être antisioniste sans être antisémite ?
S’il existe un espace où il y a lieu d’explorer ces questions, c’est bel et bien dans l’enceinte de nos institutions d’enseignement supérieur. Or, VJIC s’inquiète d’un « refroidissement » de la liberté universitaire à ce sujet. Son rapport, intitulé Lever le voile sur un climat délétère : la suppression de la liberté de parole sur la question palestinienne au Canada, fait état d’une ambiance de peur et d’intimidation alimentée par l’ingérence d’organismes sionistes. S’intéresser à la Palestine, c’est s’exposer au risque d’accusations d’antisémitisme.
Pour comprendre l’acuité de ce problème, il faut tenir compte de deux facteurs. Le premier, c’est que la cause palestinienne a le vent dans les voiles, à peu près partout dans le monde. La cruauté de l’occupation israélienne suscite des élans de solidarité envers la Palestine. Ce qui tracasse au haut point les autorités israéliennes, c’est l’influence grandissante du mouvement BDS, pour « Boycottage, désinvestissement et sanctions », perçu comme une campagne pour délégitimer Israël.
En réaction à cette tendance, un organisme pro-israélien, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (ou IHRA, d’après ses initiales en anglais), a formulé en 2016 une nouvelle définition de l’antisémitisme. À côté de plusieurs critères entièrement légitimes, l’IHRA stigmatise aussi certaines critiques d’Israël associées à la perspective palestinienne. Ainsi, sa déclaration condamne « le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». Cet article sert de plus en plus à faire taire tout questionnement sur les origines et les motivations idéologiques de la politique d’Israël à l’endroit des Palestiniens.
Les témoignages recueillis par l’équipe de recherche de VJIC laissent peu de doute sur les dangers qu’encourent les professeurs, étudiants et groupes universitaires qui soutiennent la cause palestinienne ou qui mènent des activités donnant une telle impression. Harcèlement, pressions sous diverses formes et privation d’occasions d’avancement professionnel sont au rendez-vous. De nombreux incidents sont imputés à des organisations sionistes, notamment B’nai Brith Canada et, sur les campus mêmes, l’association étudiante Hillel. Ces menées n’épargnent guère les professeurs et étudiants juifs en faveur de la justice pour la Palestine qui sont taxés de « haine de soi ».
Par conséquent, beaucoup d’entre elles et eux préfèrent l’autocensure.
Les effets néfastes de ce climat ont éclaté au grand jour, au printemps 2021, après que l’Université de Toronto a freiné l’embauche d’une spécialiste des droits humains en Palestine, Valentina Azarova, pressentie pour la direction du Programme international des droits de la personne. Par la suite, il a été découvert qu’un juge de la Cour canadienne de l’impôt, David Spiro, aussi militant pro-israélien, était intervenu pour s’opposer à la candidature d’Azaravo. C’est grâce à une campagne vigoureuse de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) que l’établissement a fait marche arrière. (Azaravo n’a pas accepté cette deuxième offre.)
Je tiens à signaler au passage, et avec fierté, que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA a été rejetée à l’unanimité par l’ACPPU, à laquelle je suis affilié par le biais de l’Association des professeur-e-s et bibliothécaires de l’Université Sainte-Anne. Pour protéger la liberté universitaire, garante d’une société ouverte et d’une citoyenneté éclairée, la vigilance est de mise.
Nous vivons dans un monde complexe où nos droits et valeurs semblent davantage fragilisés d’année en année. En 2023, je souhaite pour les Palestiniennes et Palestiniens, ainsi que pour toute personne solidaire de leur cause ici au Canada, ce que je souhaite pour nous toutes et tous : le droit d’être entendus, respectés et considérés dans leur pleine humanité.