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L’héritage durable de l’empereur Justinien 1er

La mosquée Sainte-Sophie à Istanbul, anciennement Constantinople, en Turquie.  — PHOTO - Berlinaut ; Wikimedia
La mosquée Sainte-Sophie à Istanbul, anciennement Constantinople, en Turquie.
PHOTO - Berlinaut ; Wikimedia
Il est souvent arrivé que les grandes figures historiques aient voulu assurer leur mémoire pour la postérité. Les conquêtes militaires ont pu servir cette ambition. Alexandre le Grand et Henri VIII furent tous les deux des hommes militaires, mais leur influence a duré plus longtemps dans le domaine culturel. Il en va de même pour le souverain de Rome de 527 à 565 après Jésus-Christ, c’est-à-dire l’empereur Justinien. Bien que son règne ait vu l’expansion territoriale des deux frontières de l’empire, ce sont ses réalisations architecturales, religieuses et juridiques qui restent avec nous aujourd’hui.

L’apparition de l’Empire romain d’Orient remonte à la première division de l’Empire romain en 286, sous Dioclétien. Ce vaste État sera réuni et séparé à plusieurs reprises jusqu’en 395, quand l’Empereur Théodose tranche ton territoire définitivement. Les provinces de l’Ouest (Bretagne, Gaule, Hispanie, etc.) seront récupérées par les tribus germaniques. La zone de l’Est (Grèce, Anatole, Syrie, Égypte, etc.) restera plus ou moins intacte jusqu’aux conquêtes musulmanes du 7e et du 8e siècle. 

Justinien naît dans la province de Thrace, en Macédoine du Nord actuelle, au sein d’une famille paysanne. Son oncle, Justin, avait rejoint l’armée impériale. Justin fut affecté à la garde du corps de l’empereur. Puisque la succession impériale n’est pas codifiée, la couronne n’est pas toujours transmise de père à fils. Ainsi, Justin devient empereur après la mort de son protecteur. Il désignera son neveu Justinien comme son successeur. 

Justinien accédera au trône dans des temps troublés. Dès le début de son règne, l’empire entre en guerre avec les Sassanides zoroastriens, principalement pour l’influence sur les petits royaumes sur les frontières orientales. D’immenses ressources sont consacrées à la protection des royaumes chrétiens, notamment l’Arménie, la Géorgie et ceux des tribus arabes chrétiennes, ce qui épuisera le trésor jusqu’à la conquête musulmane un siècle plus tard. Vu qu’un autocrate est suprême dans les affaires domestiques tout comme dans les affaires militaires, la gouvernance de l’empire suit principalement la volonté de l’empereur.

Les politiques intérieures de Justinien mènent à des transformations considérables dans le droit. Dans le domaine juridique, le passage du temps voit l’accumulation des règles, promulgations, interprétations et coutumes, souvent sans cohérence ni applicabilité aux réalités changeantes. C’est le cas de l’Empire au début du règne de Justinien. 

Afin de remédier à ce problème, l’empereur convoque une commission, dirigée par le juriste Tribonien, pour simplifier les lois. Le Code civil issu de cette démarche sera nommé le « Code de Justinien ». Cette réforme juridique s’accompagne d’un manuel pour les juges et avocats. La loi dans l’Empire est donc standardisée.

Le régime juridique créé par Justinien perdure jusqu’aujourd’hui, dans des formes révisées, dans les pays de droit civil. William L. Burdick, spécialiste d’histoire du droit, notait en 1938 : « L’Empire romain comme entité politique a pris fin il y a plusieurs siècles, mais la jurisprudence romaine, par son influence, est encore une puissance globale. […] Les mots de [Edward] Gibbon, écrits au 18e siècle, selon qui « les lois de Justinien exigent le respect ou l’obéissance des nations indépendantes », sont plus pertinents aujourd’hui qu’auparavant. »

Les réformes et actions prises par l’Empereur n’ont pas forcément suscité l’engouement à l’époque. Le mécontentement de la population culmine en 532, à Constantinople ou Istanbul de nos jours, lorsque deux factions sportives – les bleus et les verts – se révoltent afin de porter un remplaçant au pouvoir. Cette insurrection, nommée la sédition Nika, va durer quatre jours. 

Alors que l’Empereur et son entourage s’apprêtent à fuir la capitale, l’impératrice Théodora réussit à convaincre son mari de rester et de défendre son trône. Par conséquent, la répression de l’émeute provoque le massacre d’environ 30 000 habitants de Constantinople et l’incendie d’une grande partie de la ville. Parmi les ruines se trouvait l’ancienne cathédrale de Sainte-Sophie, que Justinien fera rebâtir en 537.

L’édifice restera le centre du monde chrétien oriental jusqu’à la conquête de Constantinople en 1453 par le sultan Mehmet II, qui convertira l’édifice en mosquée. Bien que les musulmans ne croient pas dans la Trinité, le nom de la structure demeure néanmoins la Sainte-Sophie. En 1935, les réformes de l’État turc comprennent l’abolition du califat et la laïcisation de la Sainte-Sophie en musée. Cette fonction dure jusqu’en 2020, quand le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, fait reconvertir l’édifice en mosquée, mesure décriée par l’UNESCO, l’Union européenne, le patriarcat de Constantinople et le Saint-Siège. 

La réincorporation des anciennes provinces de l’Empire fait partie de la politique internationale de Justinien. La guerre des Vandales des années 533 à 534 aboutit à la réintégration de l’Afrique du Nord et la destitution de l’élite germanique, d’obédience arienne, c’est-à-dire ayant des croyances différentes sur la Trinité. 

Une bonne partie de la péninsule italienne est récupérée lors de la longue guerre gothique, de 535 à 553, avant d’être perdue face aux Ostrogoths, puis aux Lombards. Grâce à ce conflit, la ville de Rome elle-même est rattachée à l’Empire. C’est pendant cette période que le Saint-Siège veut se rapprocher de l’Empire d’Orient pour sa protection, jusqu’à l’ère de Charlemagne.

Finalement, la politique religieuse de l’Empereur a pour but l’union des chrétiens de l’Empire. Tandis que Justinien appartenait à l’Église orthodoxe, sa femme Théodora était de la secte des monophysites, tout comme la majorité de ses sujets égyptiens et syriens. La doctrine des monophysites enseignait que le Christ posséderait seulement une nature – une fusion de son humanité et sa divinité. 

Cette croyance va à l’encontre de la doctrine du concile de Chalcédoine (451), acceptée par les Églises de Rome et de Constantinople. Sous l’autorité de l’empereur, le cinquième concile œcuménique de l’Église est ouvert en 553 à Constantinople, le second à se réunir dans cette ville. 

Parmi les accomplissements de Justinien, ceux qui ont requis le plus de ressources et d’efforts humains ont été de courte durée. Les exarchats d’Afrique, d’Italie et d’Espagne sont tombés aux ennemies de Rome un siècle après leur reconquête. 

Ses réformes religieuses ont donné quelques fruits, particulièrement pour l’Église byzantine, mais les schismes entre Constantinople et Rome se poursuivront sporadiquement jusqu’à des ruptures définitives en 1054, 1274 et 1449. L’unification des chrétiens orthodoxes et monophysites n’aura pas lieu. Cette division deviendra plus tranchée après la conquête d’Égypte et de Syrie par les Arabes musulmanes. 

L’édifice de la Sainte-Sophie tient toujours debout à Istanbul, mais comme mosquée. 

Le Code civil de Justinien est l’ancêtre de tous les codes civils, y compris du Québec, de France et de Louisiane. Burdick cite un discours du juge William Renwick Riddell (1852-1945), de la Cour suprême de l’Ontario, devant l’Association américaine du barreau : « Celui-ci [le Code civil du Québec] est le Code civil, fondé sur l’ancien droit romain, sur lequel se fonde le droit français. Et ne laissez personne mépriser ce droit. Ne laissez personne se moquer du droit canadien-français, sauf s’il est préparé à démontrer que Coke était un juriste supérieur à Tribonien, et Lord Mansfield à Pothier. » 

Ce survol du règne de Justinien montre que, malgré l’attention qu’attirent les campagnes militaires menées par les figures historiques, ces conquêtes ne laissent pas toujours les traces les plus durables dans la vie des nations.