
Les deux acolytes de platine se sont installés dans un des parcs industriels de Charlottetown, capitale de l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.). Au milieu d’entreprises d’ingénierie, de pharmaceutique et d’aéronautique, eux pressent des vinyles.
Leur société, Kaneshii Vinyl Press, est la seule à en fabriquer à l’est du Canada. Elle lutte contre vents numériques et marées de plateformes de diffusion en continu.
Une idée folle
L’aventure a commencé il y a cinq ans. À l’époque, Gideon s’ennuie ferme dans son travail de fonctionnaire au gouvernement fédéral. Ghislaine conseille alors au passionné de vinyles, «doté d’une belle collection», d’ouvrir un magasin à Charlottetown.
«Je l’ai incité à faire ce qu’il aime», se souvient l’Acadienne, grande expansive aux yeux bleus, amatrice de musique folk et instrumentale. «Elle a des gouts super uniques», glisse Gideon dans un grand éclat de rire.
Gideon, justement, revient quelques jours plus tard avec une idée encore plus folle : il ne veut pas se contenter de vendre des vinyles, il veut les faire ; et pas tout seul, mais avec Ghislaine.
«Quand il m’a dit “on va les faire ensemble”, j’ai répondu “on??” avec deux grands points d’interrogation parce que ce n’était pas vraiment dans mes plans!» reconnait Ghislaine. Mais les points d’interrogation ne restent pas longtemps en suspension.
Critique à l’égard de la faible rémunération des artistes sur les plateformes de téléchargement, l’Acadienne n’hésite que quelques minutes avant de s’investir à fond dans le projet : «Les artistes travaillent tellement fort pour nous donner des albums, ils méritent d’être correctement payés. C’est le cas avec le vinyle, qui donne une vraie valeur à leur travail.»
Des enfances baignées de musique
La trentenaire, née au Nouveau-Brunswick de parents néoécossais, baigne dans la musique depuis toute petite. Elle a grandi dans la région francophone de l’Î.-P.-É., au sein d’une famille acadienne où tout le monde joue d’un instrument.
«J’ai tout le temps eu un accordéon entre les mains et écouté des chansons en français, raconte-t-elle. La musique, c’est un instinct chez nous, une tradition de partage. Ça fait partie de notre terre.»
À ses côtés, Gideon — féru de funk et de hip-pop, avec quelques influences françaises — est plus réservé derrière ses lunettes de plastique noires. Originaire du Ghana, le tout juste quadragénaire a toujours été entouré de musique dans son enfance.
Il cite pêlemêle Osibisa, groupe pop ghanéen ; Fela, chanteur et saxophoniste nigérien ; ou encore Baaba Maal, auteur-compositeur et guitariste sénégalais. Il se souvient des sonorités pop et soul de Lionel Richie qui résonnaient à la maison ou dans la voiture familiale.
Scolarisé à l’école française d’Accra, capitale du Ghana, il arrive à Montréal à 15 ans pour poursuivre ses études secondaires, avant d’atterrir à l’Université de l’Î.-P.-É. en 2005. Il suit alors des études en administration.
Gideon n’a pas débarqué pas à l’Île par hasard ; dans les années 1970, son père y avait lui-même fait sa thèse. «Il me parlait souvent de l’Île et de ses plages, de la douceur de vivre», partage-t-il.
«Sous la lumière»
L’employé du gouvernement et la directrice de la Fédération culturelle de l’Î.-P.-É. (FCÎPÉ) montent donc leur usine de pressage en 2016.
Pour commencer, il leur faut trouver un équipement adapté. Ghislaine et Gideon repèrent du matériel aux États-Unis, mais l’entreprise avec laquelle ils sont en contact leur fait faux bond au dernier moment.
Alors qu’ils sont prêts à abandonner le projet, Ghislaine lit dans le Globe and Mail un article sur une entreprise ontarienne qui vient juste de créer une nouvelle génération de machine de pressage autonome, capable de fabriquer un vinyle en 28 secondes. «J’y ai vu un signe de l’univers, je les ai immédiatement contactés et tout s’est fait très vite», relate-t-elle.
Six mois plus tard, la machine livrée, la paperasse terminée et les financements obtenus, la compagnie ouvre enfin ses portes. Chez Kaneshii Vinyl Press, on fait tout – de l’audio au visuel, de l’étiquetage à la pochette en passant par l’emballage.
Pour la petite histoire, Kaneshii, qui signifie «sous la lumière», est le nom d’un grand marché couvert géré par des femmes au Ghana.
Dans l’atelier, autour de la lourde presse, des sacs de billes de PVC colorées s’entassent auprès de montagnes de cartons et de vinyles aux couleurs variées, empilés les uns sur les autres. Afin de limiter la pollution, la majeure partie des matières premières utilisées sont recyclées et réutilisées.
Valoriser la musique francophone et locale
Les premières années, faire revivre le vinyle n’a pas été une entreprise facile. Les ventes se limitaient à 300 disques microsillons par an.
Ce sont les labels québécois qui ont mis Kaneshii sur le devant de la scène. Ghislaine se rend régulièrement dans la Belle Province pour démarcher des maisons de disque indépendantes, et cela paie.
Daniel Bélanger, Les Cowboys fringants, Cœur de pirate, Les Trois Accords, Robert Charlebois ou encore Pierre Lapointe : les contrats finissent par pleuvoir!
Kaneshii est désormais en relation avec des maisons de disque en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, en Ontario et même en France. La machine s’est véritablement emballée il y a un an avec l’arrivée de grosses compagnies américaines, prêtes à passer plus de commandes en plus grosses quantités.
«On refuse d’aller au-delà de 10 000 unités. On veut continuer à défendre les labels indépendants, c’est eux qui nous ont appuyés quand on s’est lancés», souligne Gideon.
Avec la volonté de soutenir les jeunes talents, Kaneshii est également l’une des rares presses à proposer des tirages de seulement 100 exemplaires.
Ghislaine et Gideon restent attachés à valoriser la production musicale francophone, notamment en Acadie.
«Ça fait partie de notre identité, ça reflète notre appartenance à la communauté», insiste Ghislaine qui évoque Vishtèn, Lennie Gallant et Matt Boudreau. Gideon espère presser un jour les disques de ses groupes ghanéens préférés.
«Tu as une partie de l’auteur avec toi»
En affaires, le duo est bien rodé : Ghislaine s’occupe des clients francophones, de l’administration et de la comptabilité, tandis que Gideon gère les acheteurs anglophones et l’assemblage.
Le mélomane inspecte chaque disque microsillon, teste la qualité du son, puis les glisse dans leur pochette cartonnée avant de les emballer dans un film plastique. Kaneshii emploie aussi deux machinistes responsables de la presse.
La pandémie a paradoxalement dopé leurs ventes. Au rythme de 2000 vinyles pressés chaque semaine, il leur faut huit à dix semaines pour honorer les livraisons, «et on est bookés jusqu’à Noël!» précise Ghislaine.
«Plus de gens sont à la maison avec du temps pour se poser et écouter», avance-t-elle.
Au-delà de la crise sanitaire, comment expliquer cette résurrection commerciale? Gideon pointe du doigt le rituel qui consiste à poser le vinyle sur la platine.
«C’est un bel objet d’art, tu as une partie de l’auteur avec toi. Et le son… aucune comparaison! La chaleur, les grésillements… C’est vivant, tu participes activement à la musique, c’est une vraie expérience immersive! Cette transmission fait du bien dans notre société de consommation où les gens sont fatigués de regarder leur téléphone.»
Infatigables, Ghislaine et Gideon songent déjà aux possibilités de développement de Kaneshii. Ils aimeraient se lancer dans la distribution, et pourquoi pas, se consacrer à plein temps à leur petite entreprise! Le vinyle n’a pas fini de tourner à l’Î.-P.-É..