Établie à Chéticamp vers 1770, la « Robin Company » a monopolisé l’industrie de la pêche pendant près d’un siècle. Avant l’arrivée des pionniers acadiens, la compagnie ne gardait ici qu’un poste de pêche d’été, et chaque hiver, elle transportait son personnel et ses biens à Arichat. Mais, comme elle offrait un marché garanti pour le poisson, la compagnie a dû avoir une forte influence sur nos ancêtres pour qu’ils s’établissent dans cette région. La compagnie était originaire des îles de Jersey et de Guernesey, dans la Manche. Ces îles prêtaient allégeance à la Couronne britannique, mais leurs habitants parlaient français.
Les Jersiais s’étaient établis à La Pointe au sud-ouest de l’île, autour d’un immense amphithéâtre naturel appelé « Cove » qui possédait un port facilement accessible et abrité des vents de l’océan, ainsi que de ceux du nord-est. Malheureusement, ce port n’était pas protégé contre les redoutables coups de vent du sud-est, mieux connus sous le nom de suêtes.
En 1790, les Jersiais possédaient déjà un grand quai à cet endroit. De grandes goélettes, probablement des « bricks » (brigs) anglais et de nombreux petits bateaux ont utilisé ce quai. Le grand magasin des Jersiais était le plus fréquenté, car, à l’exception du petit magasin de Jean LeLièvre à La-Pointe-à-Cochons, il était la seule source d’approvisionnement des Chéticantins dans la région
La Pointe devint immédiatement un centre grouillant d’activités. Il y avait les « tombes » comportant d’immenses claies ou treillis sur poteaux et nsur lesquels la morue était étalée pour sécher. Il y avait un grand chafaud (hangar) et le petit chafaud (entrepôt) pour y stocker la morue séchée. Les bateaux de pêche qui naviguaient dans cette baie se heurtaient au quai ou jetaient l’ancre. Les pêcheurs s’affairaient à découper leur poisson, à transporter le matériel, tout en chantant des chansons ou, une fois leur travail achevé, ils se détendaient en se taquinant amicalement, en badinant ou en faisant des facéties. Les employés, surtout les femmes et les enfants, s’activaient autour des vigneaux pour étaler le poisson, le retourner encore et encore pour le faire sécher au soleil, pour finalement l’empiler dans les entrepôts. Les maîtres de tout ce travail étaient les Jersiais.

Peu à peu, cette apparence de prospérité a fait place à la dure réalité. La pêche a tué l’agriculture et, l’agriculture disparue, les Chéticantins ont assisté à l’agonie et à la disparition de leur indépendance économique. Petit à petit, la vie de nos ancêtres acadiens s’est organisée autour de l’industrie de la pêche et, comme les Jersiais étaient les seuls acheteurs et vendeurs, les Chéticantins furent bientôt à leur merci. Maintenus dans l’ignorance, incapables de se défendre, ils furent victimes d’un dur esclavage économique et de privations.
Faute de concurrence, les Jersiais payaient le poisson comme ils l’entendaient. Même en considérant les prix du marché de l’époque, nous pouvons constater que les Jersiais ont exploité nos pêcheurs aussi longtemps que possible.
Le jour vint où très peu de Chéticantins possédaient leur propre bateau. Tout, bateau et matériel de pêche, appartenait aux Jersiais à qui les pêcheurs payaient une redevance, soit un dixième de leurs prises. Le jour de la Toussaint (1er novembre), tous les bateaux étaient remisés pour l’hiver.
Le sort de ceux qui travaillaient pour les Jersiais n’était pas plus enviable. Les conditions de travail étaient terribles. Ces employés peinaient de cinq heures du matin jusqu’à tard dans la nuit. Une demi-heure était allouée pour le petit-déjeuner et une heure pour le dîner. Le souper n’était autorisé qu’une fois le travail terminé, parfois après le coucher du soleil. Il arrivait souvent, s’il y avait encore du poisson à couper, qu’il faille revenir après le souper et poursuivre le travail jusqu’à très tard dans la nuit. Ils travaillaient pour un salaire dérisoire. Les ouvriers spécialisés, comme les coupeurs et les saleurs de poissons, recevaient un dollar par jour. Les autres recevaient de douze à quinze dollars par mois, soit vingt-cinq cents par jour, plus le dîner.
Ceux dont le salaire comprenait le dîner n’avaient aucune chance de compenser pour le faible salaire par la nourriture. Celle-ci était strictement rationnée. Au début de la semaine, chaque employé recevait sept livres de hardtack, trois livres de viande de piètre qualité, une pinte de mélasse et une demi-pinte de pois. Pas de pain. Ceux qui osaient en demander se faisaient rabrouer et on leur répondait : « Il n’y en a pas! Si ça ne vous plaît pas, retournez dans la montagne! » Dans la cuisine commune, la viande de chacun était cuite dans la même marmite. Pour reconnaître son morceau, chacun le marquait grossièrement en y attachant un clou, un bout de ficelle ou une cheville. Le jeudi, la nourriture était épuisée. Il fallait payer un supplément pour en avoir davantage, sinon on endurait sa faim.
Un autre aspect de ce système, bien calculé pour maintenir les gens dans la servitude, était que les Jersiais ne payaient jamais leurs employés en argent. Tout ce qu’un homme, employé ou pêcheur, pouvait gagner était un crédit. Toute l’année, les gens devaient acheter au magasin des Jersiais. À l’automne, les Jersiais donnaient à chaque travailleur son relevé de compte. Le plus souvent, on finissait de payer les dépenses de l’année précédente et il fallait acheter à crédit pour l’hiver qui approchait. Ce régime s’est maintenu même après la Première Guerre mondiale. Il existe même une chanson de protestation contre les Jersiais qui montre que les Chéticantins n’étaient pas dupes.
D’autres entrepreneurs sont cependant apparus à cette même époque. Sam Lawrence, qui possédait un commerce à Margaree, a établi un autre commerce de pêche et un magasin au port de Chéticamp. On aurait pu espérer qu’une saine concurrence entre lui et les Jersiais améliorerait le sort des Chéticantins. Il n’en fut rien. Le nouveau venu n’a fait que rivaliser avec les Jersiais dans l’exploitation du peuple. Beaucoup se souviennent des escroqueries du vieux Walter Lawrence, frère de Sam, qui est devenu l’unique propriétaire du magasin Lawrence à Chéticamp. Les Jersiais et les Lawrence tenaient les Chéticantins sous leur emprise avaricieuse.
En 1903, les Robin ont déménagé leur entreprise de La Pointe au Havre, où la concurrence de nombreuses entreprises et de fortes organisations coopératives ont réussi à les contraindre à se montrer plus flexibles.
Après la mort de Walter Lawrence en 1906, Charles (à Nanette) Aucoin, un Chéticantin, devint propriétaire de l’entreprise Lawrence qu’il vendit en 1911 à la Matthews and Scott Company de Queensport, en Nouvelle-Écosse. Ces derniers étaient beaucoup plus humains que les Jersiais et les Lawrence dans leurs affaires et leurs relations avec la population. Il semble qu’ils aient été les premiers à payer les gens en espèces. Le vieux magasin Lawrence a été la proie des flammes en 1927, mais Matthews et Scott avaient déménagé plusieurs années auparavant dans le magasin de Sandy Aucoin qu’ils louaient.
En 1874, le chenal (port de Chéticamp) est dragué pour la première fois, permettant aux goélettes et aux autres navires de circuler librement. Depuis, le port n’a cessé de s’agrandir. En 1888, le gouvernement fédéral construisit un quai, tandis que le révérend Fiset possédait son propre quai. Enfin, en 1890, le gouvernement érigea des phares pour guider les bateaux. Durant les dernières années de l’exploitation de la mine de gypse, soit de 1936 à 1939, de grands navires océaniques de 9 000 tonnes étaient entrés dans notre port sans difficulté, faisant ainsi la fierté des Chéticantins.
Par contre, avec le temps, La Pointe vit son importance diminuer. Les Jersiais finirent par vendre leurs propriétés au révérend père Fiset.
Cette histoire mystérieuse de nos ancêtres revêt un grand intérêt. En tant que chercheure, je ne peux qu’espérer qu’un jour, La Pointe et d’autres secteurs de l’île de Chéticamp deviendront un trésor d’importance nationale pour les archéologues, avant que tous les secrets du passé ne se soient enlisés définitivement dans l’océan, dans le sillage des falaises érodées.
