
Ce n’est pas exagérer d’affirmer que l’avenir de la région en dépend, d’autant plus que les inquiétudes à ce sujet ravivent de pénibles souvenirs de la période dite des « Troubles » (1968-98).
La situation de ce fascinant coin du monde mérite notre attention. Sa pertinence m’a sauté aux yeux un jour que je faisais des recherches sur le mouvement francophone à Moncton au début des années 1970. Quelle ne fut pas ma surprise, en feuilletant le journal The Moncton Times, de constater que plusieurs anglophones craignaient que les revendications de la population acadienne ne transforment leur ville en zone de guerre… à l’image de Belfast, capitale de l’Irlande du Nord! Des lettres à la rédaction faisaient ainsi allusion au conflit meurtrier qui opposait alors des milices catholiques et pro-irlandaises comme l’Armée républicaine irlandaise provisoire, à celles, protestantes, qui défendaient l’allégeance à la couronne britannique. Étaient aussi impliquées les forces de l’ordre de sa Majesté. Au Canada comme en Irlande du Nord, le contexte politique était façonné par l’histoire coloniale et par des tensions ethnoreligieuses très anciennes.
Terriblement complexes, ces enjeux peuvent être condensés dans quelques grandes lignes qui nous aideront à décrypter les négociations actuelles autour de la frontière nord-irlandaise.
Après plusieurs siècles de domination britannique, l’autonomie de l’Irlande est obtenue de haute lutte au début des années 1920 et, à l’issue d’une période d’association sous le Irish Free State, une république indépendante est créée en 1937. Six comtés de la région d’Ulster, au nord-est, où l’influence protestante est beaucoup plus forte, restent dans le giron du Royaume-Uni. Cette partition de l’île deviendra un point de discorde entre Dublin et Londres en même temps que les aspirations des nationalistes irlandais et la ténacité des unionistes pro-britanniques engendreront des violences auxquelles contribueront l’armée, d’une part, et des organisations politiques et paramilitaires du sud, d’autre part. Défini par le terrorisme, ce conflit prend parfois des allures de guerre civile.
Pendant longtemps, la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord concrétise ce blocage. Malgré la création d’une Zone commune de voyage pour faciliter la libre circulation, des points de contrôle et des tours de surveillance font le quotidien des communautés établies le long de cette démarcation s’étendant sur 500 kilomètres.
Les Troubles prennent fin en 1998, avec la signature de l’accord du Vendredi Saint. Le fruit de longues et minutieuses tractations, l’entente s’inscrit dans une double dynamique de consolidation de l’Union européenne, d’une part, et, à l’intérieur du Royaume-Uni, de la décentralisation des pouvoirs en faveur des pays constitutifs. L’autonomie accrue de ceux-ci est qualifiée de « dévolution ».
À beaucoup d’égards, c’était tout comme si la frontière avait disparu. La paix s’est accompagnée d’une nouvelle prospérité en Irlande du Nord, pistonnée par son rapprochement marqué avec l’Irlande.
Nous savons que l’idylle n’allait pas durer. En Angleterre, les frustrations à l’égard des politiques européennes, perçues comme une mainmise injuste sur la destinée du pays, déboucheront sur la campagne du Parti conservateur pour un retrait de l’Union. Si le référendum se solde par une légère majorité en faveur du départ (51,89 %), l’Écosse et l’Irlande du Nord se prononcent massivement pour le statu quo (62 % et 55,8 %, respectivement).
Dans un livre paru l’automne dernier, Breaking Peace: Brexit and Northern Ireland, le politologue Feargal Cochrane explique que, fort malheureusement, les conséquences pour ces régions constituaient à peine une arrière-pensée :
« Le Royaume-Uni allait quitter l’UE mais était, pour l’essentiel, propulsé par la dynamique anglaise tandis que l’Écosse et l’Irlande du Nord voulaient y rester. […] La nation telle qu’imaginée était perçue comme une entité unifiée et homogène – alors qu’il était clair que l’Écosse et l’Irlande du Nord avaient des dynamiques politiques et culturelles beaucoup plus complexes. Tout cela se résume à un manque élémentaire d’empathie et de compréhension de l’impact du Brexit sur ces régions dévolues. »
L’Irlande du Nord compte pour seulement 3 % de la population du Royaume-Uni, mais son statut est devenu l’un des obstacles majeurs aux négociations en vue d’une nouvelle relation avec l’Union européenne. Le contentieux concerne la gestion de la frontière nord-irlandaise compte tenu des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne. Plus ce premier poursuivra sa propre voie en matière de commerce international et aussi de diplomatie, moins ses politiques et règlements seront compatibles avec les normes européennes.
Pour donner un exemple concret, les saucisses fraîches qui sont produites en Grande-Bretagne sont en train d’être retirées des supermarchés du continent. Si elles peuvent être distribuées en Irlande du Nord, et éventuellement en Irlande, comment réglementer la salubrité alimentaire dans l’ensemble de l’UE?
L’Irlande du Nord, qui a grandement profité de l’intégration avec son voisin indépendant, risque d’en souffrir le plus. Selon la logique qui s’impose, il faut tracer soit une frontière terrestre, c’est-à-dire entre le nord et le sud de l’île, soit une frontière maritime entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne. Face à l’alternative entre « la frontière dure » et « la frontière fluide » (frictionless border) en Irlande, le consensus s’est fixé sur la deuxième option. La réaliser, c’est moins facile.
Les tergiversations de Londres ont engendré une véritable crise politique, face à laquelle l’Union européenne s’est montrée ferme : une frontière doit exister quelque part. Qui plus est, certaines propositions émises par le gouvernement britannique pour esquiver une solution ont menacé de violer la loi internationale. De telles manœuvres n’iront pas sans conséquence : la nouvelle administration de Joe Biden a déjà fait savoir qu’une dérogation aux traités internationaux de la part du Royaume-Uni rendra impossible une entente avec les États-Unis.
Du coup, la politique intérieure entre également en jeu. C’est ce que souligne Feargal Cochrane : « En bref, le Brexit va redéfinir la frontière irlandaise, d’une relation traditionnelle binaire entre le Royaume-Uni et l’Irlande en relation triangulaire entre le Royaume-Uni, l’Irlande et le reste de l’UE. Le peuple d’Irlande du Nord se trouve quelque part à l’intérieur de ce triangle ».
Certains se demandent si la paix de 1998, durement gagnée et si fragile, pourra survivre. Pour les nationalistes irlandais, la nouvelle donne semble propice à la réalisation de leur rêve de rejoindre l’Irlande, moyennant leur propre référendum. Les loyalistes, eux, s’opposent farouchement à toute mesure susceptible de compromettre l’unité au sein du Royaume-Uni.
L’ineptie du gouvernement anglais, de David Cameron à Boris Johnson en passant par Theresa May, s’est exprimée par des bourdes qui viennent semer la méfiance. Avant d’être élu en juillet 2019, le truculent Johnson avait déclaré à propos des exigences de l’UE : « Nous avons enveloppé la constitution britannique dans un gilet-suicide. » Des allusions maladroites à une possible rupture de l’approvisionnement alimentaire rappelaient la Grande Famine irlandaise des années 1840.
De janvier dernier jusqu’à la fin décembre, le Royaume-Uni bénéficiait d’une période de transition pour parachever les termes du Brexit. Celle-ci s’est écoulée sans que la question nord-irlandaise soit réglée. Puisqu’il s’agit d’un des dossiers à surveiller en 2021, nous y reviendrons un peu plus tard.