
« …Je me souviens qu’un après-midi, il y avait un petit piano bleu sur le pont. Un aviateur qui avait perdu son bras gauche pendant la guerre jouait de la main droite. Il était évident qu’il avait été un pianiste de talent. L’un des soldats qui jouaient au poker sur le pont, comme beaucoup d’autres, s’est levé et s’est dirigé vers le piano. Il a échangé quelques mots avec l’aviateur, s’est rassis, puis nous avons été divertis par une merveilleuse musique classique.
L’aviateur jouait la mélodie avec sa main droite et le soldat jouait de la basse et l’accompagnement avec ses deux mains…
C’est ainsi que ma carrière dans l’armée canadienne a pris fin, le 2 mai 1946. J’ai eu la chance et le privilège de faire partie d’une grande tradition canadienne. Les circonstances qui m’ont permis de voyager et de voir certaines parties du monde à un moment difficile de l’histoire m’ont laissé des souvenirs de personnes merveilleuses et courageuses, et des souvenirs de tristesse et d’épreuves pour certains. Plus que tout, j’ai pu voir qu’il vaut effectivement la peine de se battre pour notre pays, le Canada. »

Le premier baiser d’Homer et Joan Sellar, après la Seconde Guerre mondiale
La collection d’histoires du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 contient de nombreux récits de baisers. Des baisers faits sur le front d’un enfant effrayé, des baisers d’adieu déchirants donnés à un parent qu’on ne reverra plus jamais, et, comme le décrit cette histoire, des baisers romantiques de retrouvailles. Ici, Rae Sellar Ryan, qui a fait don de cette histoire, présente de façon claire les images et les sons qui ont entouré le premier baiser que ses parents se sont donné après la guerre.
« La guerre était terminée. Ils rentraient à la maison. L’Île-de-France, le célèbre navire art déco de la Compagnie générale transatlantique, est entré en service comme navire de transport de troupes, puis a traversé l’Atlantique en direction ouest, vers Halifax. À son bord se trouvaient huit mille militaires canadiens. Mon père, Homer Sellar de Winnipeg, était l’un d’eux. Papa était pilote dans l’Aviation royale canadienne. Il avait piloté des bombardiers lourds, comme l’Avro Lancaster, avec le 429e escadron Bison.
Alors qu’ils approchaient des côtes de la Nouvelle-Écosse, le navire a inexplicablement ralenti et s’est mis à faire d’indolents zigzags. La nouvelle s’est rapidement répandue. Leur retour était délibérément retardé, car le général Andrew McNaughton, ancien commandant de la division canadienne, devait faire partie du comité d’accueil officiel. Il devait être présent à leur arrivée, mais avait été retenu à Ottawa.
Ma mère, Joan Sellar, était une Wren, membre du Corps féminin de la Marine royale canadienne. Elle a rencontré mon père en août 1941, au centre de patins à roulettes de Toronto. Ils se sont mariés en décembre et ont été affectés dans différentes bases de l’ARC au Canada, de Summerside (Î.-P.-É.) à Lethbridge (Alberta), jusqu’à ce que Papa soit envoyé à l’étranger. Ils ont décidé que Maman s’engagerait dans la Marine pour avoir quelque chose à faire pendant que Papa était à l’étranger. En 1945, elle était rédactrice pour un capitaine et était affectée à Halifax sur la « frégate de pierre » qu’était le NCSM Peregrine. Peu avant l’arrivée du navire, l’officier responsable du transport maritime est entré dans son bureau et lui a dit la phrase suivante : « Devine quel nom se trouve sur la liste de passagers de l’Île-de-France. » Cet officier devait faire partie du comité d’accueil officiel du navire et lui a dit qu’il l’emmènerait avec son propre rédacteur. Seuls les hauts responsables étaient autorisés sur le quai. Les familles qui étaient venues à Halifax pour l’occasion ne pouvaient pas approcher plus près que la clôture du port. Les militaires ne devaient pas être libérés à Halifax. Ils devaient uniquement quitter le navire pour se rendre directement au train qui les emmènerait à Montréal où ils seraient « démobilisés ».
Et donc, lorsque le navire est finalement arrivé, le 8 août 1945, seule une poignée de personnes se trouvait sur le quai pour l’accueillir : le général Harry Crerar (commandant de la 1re armée canadienne), McNaughton, le maire de Halifax, l’officier responsable du transport maritime (accompagné de son rédacteur), et Maman.
Des milliers d’hommes s’étaient alignés sur les rambardes du navire, maintenant amarré au quai. Papa a dit qu’il y avait tant de monde de ce côté du navire qu’il a dû s’incliner. Le général Crerar a pris la parole, puis le général McNaughton a tenté de leur souhaiter la bienvenue au nom de la nation reconnaissante. Ils ne voulaient rien savoir. En ce qui concernait les hommes toujours à bord, ce dernier était la raison pour laquelle ils tardaient à rentrer chez eux. McNaughton a été hué et enterré par les cris. On ne pouvait rien entendre. Installé à la rambarde, perché en haut du bateau, Papa pouvait facilement voir Maman, mais elle ne pouvait pas le trouver dans la mer de visages. Elle a parcouru le Quai 21 pendant quarante-cinq minutes, essayant de le retrouver. Elle a repéré quelques hommes de sa ville natale d’Aurora, en Ontario, avec qui elle était allée à l’école. Ils l’ont aussi reconnue : « Joan, fais-nous descendre de ce rafiot! »
Papa a alors eu un éclair de génie. Il a crié à tous ceux qui l’entouraient : « Tous ceux qui peuvent m’entendre, pointez-moi du doigt. » Tout autour de lui, des mains se sont tendues pour pointer dans sa direction, à côté comme en dessous. Ça a fonctionné, elle l’a vu. Elle devait maintenant essayer de lui expliquer qu’elle avait réussi à obtenir un congé pour aller le rencontrer à Montréal. Elle a essayé, mais le vacarme était impénétrable. Finalement, le maire de Halifax est venu lui donner un coup de main. Le maire lui a demandé : « Qu’essayez-vous de dire, ma chère? » Elle le lui a expliqué. Il a hoché de la tête, a pris une grande respiration, puis il a pointé Maman du doigt et beuglé aux huit mille hommes qui se trouvaient sur le navire : « Dimanche soir. L’hôtel Queen’s. Montréal. »
Finalement, un officier a eu pitié du seul homme à bord dont l’épouse l’attendait sur le quai. Papa a été autorisé à brièvement débarquer du navire. On a envoyé un auxiliaire le chercher. Dieu seul sait comment il a réussi à le retrouver. Papa a senti une tape sur l’épaule, puis il a été conduit à travers la masse de militaires. Devant des milliers de spectateurs, il a réussi à trébucher jusqu’au bas de la passerelle et est littéralement tombé dans les bras de Maman. Ça, c’était quelque chose qu’ils pouvaient applaudir, et ils l’ont fait. Il y a eu du chahut lorsqu’il l’a conduit derrière un pilier bien placé pour lui donner un baiser de retrouvailles. Il a ensuite dû retourner sur le navire, les hommes à bord ont dû continuer d’attendre impatiemment de débarquer pour monter à bord du train, et Maman a dû reprendre son service au Peregrine.
La question qui se pose est bien évidemment : « Alors Maman, combien de gars se sont pointés à l’hôtel Queen’s ce dimanche soir là? » Elle sourit : « Un seul. »